Agrupacíon Señor Serrano

Fondée par Àlex Serrano à Barcelone en 2006, Agrupación Señor Serrano est une compagnie théâtrale qui crée des productions originales basées sur des histoires tirées de l’époque contemporaine. La compagnie utilise la richesse d’outils novateurs et anciens pour repousser les limites de son théâtre. Basées sur des collaborations créatives, les productions de Señor Serrano mêlent performance scénique, texte, vidéo, son et maquettes pour mettre en scène des histoires sur des aspects discordants de l’expérience humaine d'aujourd'hui. Les productions de la compagnie sont créées et tournent principalement à l’échelle internationale. Actuellement, le noyau de l’Agrupación Señor Serrano est composé d’Àlex Serrano, Pau Palacios et Barbara Bloin. David Muñiz et Paula S. Viteri complètent la structure stable de l'entreprise. En outre, pour chaque production, la compagnie a compté sur la collaboration essentielle d'une équipe créative interdisciplinaire et variable. Le 3 août 2015, Agrupación Señor Serrano a reçu le Lion d'argent à la Biennale de Venise. Outre cette reconnaissance, la compagnie a régulièrement remporté des prix au niveau national et international (Premi Ciutat de Barcelona, Premi FAD Sebastià Gasch...) et a reçu des critiques élogieuses dans des médias tels que The New York Times, Folha de Sao Paulo, L'Espresso, Tiempo Argentino ou El País, entre autres. 

Entretien de Pau Palacios par Marc Blanchet en juin 2023

Cet entretien va être lu plus par des adultes que par des enfants… Mais nous n’en sommes pas sûrs ! Une question est inévitable : pourquoi les adultes ne peuvent pas voir vos spectacles, Prométhée et Amazones, de votre cycle « Olympus Kids » ? 

Nous mettons l’enfant au centre du spectacle. Pas comme récepteur, mais comme participant. Un enfant vit un spectacle différemment s’il est accompagné par un adulte. Il y a avec une personne adulte un « regard intermédiaire ». Seul, ou avec des amis, l’enfant a ses propres émotions. Il est autonome et fait preuve de sa propre subjectivité. Comme spectateur, son émotion dure dans le temps. Notre démarche n’est pas de refuser les adultes mais d’accueillir seulement les enfants qui sont au cœur de nos propositions artistiques. Plusieurs dans notre compagnie sont parents. Nous savons le choix que nous faisons !  

Vous dites que vous souhaitez que les enfants soient autonomes, qu’ils ne soient pas conditionnés, dans vos spectacles sur le mythe, par la présence des adultes. Les enfants regardent souvent leurs parents pendant les spectacles : ils cherchent leur approbation ?  

Exactement. Le mythe permet de lire le monde, de le comprendre. Les mythes sont immortels. Dans ces histoires, il y a quelque chose qui parle de la nature humaine. Elles sont toujours d’une véritable profondeur. Ce ne sont pas des récits du passé, de choses lointaines. Nous les proposons aux enfants car ces mythes nous parlent d’aujourd’hui. Il y a le côté grand format de ces histoires, mais aussi une foule de détails qui résonne avec notre monde. Nos spectacles explorent cette dimension en interrogeant ce public d’enfants pour savoir s’il y a parmi eux des Prométhée ou des Amazones. L’esprit du mythe entre ainsi dans l’univers des possibilités de l’enfant. 

Le mythe permet autant une identification que la découverte d’une identité chez l’enfant. Pour cela, vos spectacles sont conçus avec la présence d’un conteur / performeur et toutes sortes de technologies. Il y a surtout cette interaction entre le comédien et les enfants…  

La présence du performeur dans cette interaction avec les enfants est essentielle. Il entame rapidement avec eux un dialogue alors qu’il leur expose l’histoire et les personnages du mythe. Il leur parle pendant le spectacle au terme de plusieurs séquences. Ce dialogue a ses sources dans l’histoire même de la pensée grecque. Socrate a toujours mis en avant ce besoin de dialoguer, sans chercher à imposer, ou même trouver, de réponses. Il s’agit de faire penser l’interlocuteur à partir de ses propres réponses. Les deux volets des « Olympus Kids » que nous présentons à la Scène nationale du Sud-Aquitain ne sont pas des spectacles dogmatiques. Absolument pas ! Ce sont des spectacles qui, à travers ces dialogues, ces conversations, permettent aux enfants de mesurer les contradictions qui existent dans leur vie. Le mythe entre en résonance avec leurs discours, leurs paroles. Il s’agit d’inviter les enfants à devenir de libres penseurs. Nous n’avons jamais douté qu’ils étaient capables de réfléchir. Le doute est perçu comme une possibilité de penser. En l’absence d’adultes, les enfants sont davantage capables de réfléchir… Ils n’essayent pas de chercher leur approbation. Ils s’expriment vraiment de manière personnelle.  

Quelles sont les questions à l’origine du dialogue avec les enfants ? 

Prométhée a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes. C’est la naissance de la civilisation. Il est intéressant de demander aux enfants la pertinence de ce vol, si Prométhée méritait ou non d’être puni… Le débat devient alors franchement intéressant. Les enfants interviennent sur des choses philosophiques, parfois pratiques. Nous ne leur parlons jamais de manière infantile : c’est un autre point essentiel dans notre démarche artistique. Les enfants captent la complexité d’un discours ; nous les considérons. Notre manière de s’adresser à eux est franche et sincère. Adultes comme enfants utilisent dans leur vie quotidienne des téléphones portables, des ordinateurs ou google maps : pourquoi ne serait-ce pas utilisé au théâtre ? Le théâtre doit recourir à ces outils pour s’adresser au public et partager des idées.  

Comme cet entretien va sûrement être lu par des adultes, qu’advient-il quand ceux-ci retrouvent leur progéniture ?  

C’est vraiment un moment génial. Après une cinquantaine de minutes, les enfants sortent de la représentation, nourris de leurs propres émotions. Ils arrivent vers leurs parents et commencent à raconter. « J’ai vu ceci, j’ai vu cela ! Savais-tu que ?... » etc. Ils ont éprouvé une autonomie ; ils veulent partager cette expérience avec les adultes. Les adultes n’y étaient pas : ils doivent maintenant écouter ce que les enfants ont à leur dire. Les écouter vraiment. Les critiques qui ont vu ces spectacles parlent régulièrement de ce moment d’échange qui suit un moment d’inquiétude des parents ! Toutefois, nous mettons à disposition un dossier pédagogique auprès des parents restés dans le théâtre. Ils peuvent le consulter. Nous y racontons notre démarche avec des textes et une iconographie. Cela les aide à discuter avec les enfants à la sortie du spectacle. Il y a même des suggestions d’activité, des questions qu’ils peuvent à leur tour leur adresser.  

Vous proposez aux enfants une autonomie, doublée d’une réflexion. Lorsqu’ils retrouvent leurs parents, ils reviennent donc vers eux avec une expérience toute personnelle…  

Oui, ils parlent à la première personne. Ce travail aide les enfants à aller dans le monde. Dans Amazones, certaines questions permettent cette qualité d’observation du quotidien : Qui nettoie à la maison ? Qui t’accompagne à l’école ? Qui conduit la voiture lorsque tu pars en vacances ? Avec qui jouez-vous dans la cour d’école ? Filles ou garçons ? Ce qui semblait relever d’une division forte dans le monde grec, perdure autrement dans notre civilisation, dans notre famille, dans notre école… Nous demandons pourquoi. Sans donner de réponse. Nous invitons l’enfant à regarder autour de lui avec une vision nouvelle, fraîche, bienveillante.  

Vous venez à la Scène nationale du Sud-Aquitain, avec un autre spectacle, Una isla. Est-il adressé à tous les publics ? 

Oui, avec une nuance qui donne un seuil minimal quant à l’âge. Il y a dans ce spectacle une longue conversation écrite à lire, projetée sur la scène, une conversation entre une intelligence artificielle et les créateurs du spectacle. Cette lecture exigeante fait que nous ne le recommandons pas aux enfants de moins de douze ans. Les enfants ne sont pas face à un mode aisé de lecture, car il est très soutenu. Le reste du spectacle est visuel, poétique ; ils peuvent décrocher un peu à cet instant s’ils sont plus jeunes ! 

À la croisée de plusieurs arts, Una isla relève autant du récit contemporain que de la métaphore…  

Una isla, comme le cycle des « Olympus Kids », parlent d’un vivre ensemble. Ces spectacles relèvent du même esprit, d’un refus de tout didactisme. Il s’agit d’une réflexion qui ouvre des fenêtres pour éprouver plusieurs points de vue. Au spectateur de cheminer parmi ces possibilités. Dans Una isla, nous commençons par la confrontation d’une personne avec d’autres. Quelles sont les dynamiques qui s’activent quand nous sommes en société ? Nous mettons cette problématique en scène, en invitant les spectateurs à se faire leur propre opinion. Seulement ce dialogue entre humains entre en contact avec une intelligence artificielle. La question devient : Comment, humains, devons-nous vivre aujourd’hui avec une intelligence artificielle ? Néanmoins, le problème reste humain. C’est nous, qui avons créé l’intelligence artificielle ! C’est nous qui l’utilisons. Il s’agit de savoir comment vivre ensemble entre humains pour savoir ensuite comment vivre avec les intelligences artificielles…  

À l’heure de l’intelligence artificielle et des discussions en tous sens sur ses usages, n’essayez-vous pas d’interroger avant tout un devenir humain ? 

L’intelligence artificielle n’est pas central dans Una isla. Nous parlons de l’avenir de l’humanité. Il y a dans ce dispositif une grande bulle qui recueille la diversité humaine et finit par s’ouvrir pour révéler l’importance de la jeunesse. Ces réflexions ont pour horizon les problèmes actuels. L’humanité n’a jamais été dans une telle crise. Nous ne pouvons plus vivre le monde de manière séparée, avec le réchauffement climatique notamment. Hélas, nous n’arriverons à quelque chose que de manière partielle. L’Europe peut prendre ses décisions ; cela ne concerne pas le monde entier. Una isla joue de manière métaphorique en ramenant ces questionnements au sein d’une île, pour trouver un point d’équilibre, ne plus discuter sur la plage quand la tempête arrive… Comment s’entendre avec des oppositions ? La tempête, elle, va finir par arriver… Est-ce possible de trouver des voies, ne pas se haïr ? Nous laissons les questions en suspens.  

Le mot poésie vient du mot grec poïen, qui veut dire fabriquer, faire, créer… Il y a chez vous une grande importance du théâtre comme un lieu de fabrique sous les yeux du spectateur… 

Nous avons toujours pensé que l’émotion est essentielle pour l’être humain. Nous aimons l’apporter grâce à une fabrication, une machine scénique qui parle aux cerveaux du spectateur afin que cette réflexion crée une émotion. Le spectateur voit nos spectacles en train de se faire, sans fiction, sans magie. Nous montrons juste des parcours possibles d’action.