Baptiste Amann
Comédien formé à l’ERACM de 2004 à 2007, Baptiste Amann est sensibilisé à l’écriture contemporaine par des auteurs-metteurs en scène comme Hubert Colas, Daniel Danis ou David Lescot. Il développe ainsi sa propre écriture dramatique. Après la cofondation de la plateforme de production L’Outil en 2010, il commence la mise en scène en 2013, notamment avec la trilogie Des territoires, dont le premier volet reçoit un très bel accueil. Le Prix Bernard-Marie Koltès est attribué en 2017 au deuxième volet de cette trilogie. Auteur associé à la Comédie de Reims de 2015 à 2018, il écrit trois pièces pour le metteur en scène Rémy Barché. Il cocrée en 2018 L’Annexe, une structure administrative qui produit ses spectacles. Le dernier volet de Des territoires a été créé en 2019 puis l’ensemble de la trilogie Des territoires en 2021 pour le 75ème Festival d’Avignon. Suivront en 2022 Jamais dormir et Salle des fêtes.
Entretien avec Baptiste Amann
réalisé par Marc Blanchet (juin 2023)
Votre spectacle, Salle des fêtes, raconte l’arrivée d’un trio d’urbains dans un village, avec l’espoir de vivre « autrement ». La notion d’utopie est au cœur de votre travail. Quelle vision en avez-vous ?
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Étymologiquement, l’utopie est ce qui est sans lieu. Me concernant, j’ai comme vœu de chercher un ailleurs. Dans ma génération, les années 90, l’utopie n’était plus de mise. Nombre d’écrits conceptualisaient la « fin de l’Histoire ». Aujourd’hui, je préfère le terme de l’autrement, à celui d’ailleurs. Pour utiliser un terme du philosophe Bernard Stiegler, une utopie revient à prendre une bifurcation. Sortir de la ligne tracée et dépasser l’idée de fin, de désœuvrement, de « perdu d’avance » ! Comme metteur en scène, il s’agit pour moi de réfléchir à des projets qui ne seraient pas seulement dans un circuit professionnel. Le spectacle Salle des fêtes se décline ainsi avec une version plateau de théâtre et une autre dans de vraies salles des fêtes. Mon projet précédent, Des territoires, supposait d’accueillir en amont pendant une semaine ma compagnie dans un village pour présenter une conférence, un concert, des lectures, un repas partagé. Je travaille sur la relation entre le public et les lieux.
Votre démarche « utopique » concerne également la vie interne de votre compagnie de théâtre…
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Oui, il s’agit de maintenir une cohésion de groupe autour de quelque chose qui fasse autorité sans que l’on ait besoin d’asseoir celle-ci sous une forme de pouvoir. Il y a également une forme de transversalité au niveau de la rémunération : nous sommes tous payés pareil. C’est une utopie concrète. Il s’agit de la maintenir au cours des années, après plusieurs spectacles. La question des salaires est remise en question avec l’ancienneté de certains. Je n’impose rien. Nous suivons cette évolution de spectacle en spectacle.
Cette utopie au cœur de votre travail artistique permet d’approcher votre nouvelle création. Vous y parlez de démocratie à l’épreuve de multiples épreuves…
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L’Histoire continue de s’écrire. Nous le voyons avec l’invasion russe en Ukraine. Pour revenir aux années 90, nous parlions alors dans le milieu du théâtre du « post-dramatique » : plus d’histoires en l’occurrence. Le désir de raconter une histoire avec des personnages est revenu en moi lentement. J’en ai été le premier surpris. Après un engagement dans des expériences performatives, j’ai éprouvé une frustration. Ce qui apparaissait comme désuet, voire ringard, je l’ai ressenti comme logique. J’ai plongé dedans ! Chez les metteurs en scène qui arrivent, ce sentiment est évident, palpable. Je me suis mis à écrire un théâtre de fiction, comme c’est le cas dans Salle des fêtes, avec ce trio d’urbains dans un village. J’ai pris soin de dépasser l’intimité de ce trio pour atteindre une galerie de portraits. J’ai retrouvé la joie du plateau en assumant un « plaisir coupable ».
Votre fiction est liée à des personnages. Plus que l’achat d’une usine désaffectée par trois personnes afin de la rénover et en faire leur lieu de vie, nous sommes face à un trio et des villageois de toutes sortes, tous très « fébriles » …
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Le point de départ de ma pièce, c’est de raconter des formes d’effondrement, lorsque nous avons un rêve et le perdons. L’effort consiste à se redresser, entreprendre pour ne plus vivre ces choses comme des expériences destructrices mais structurantes. Cette fébrilité est présente dans mon travail, j’aime représenter des individus entre leur désir et leur incapacité. Parce que ça révèle leur vulnérabilité, nous relie à ce qui nous fait ontologiquement. Toute faillite génère un devenir révolutionnaire. À partir du moment où nous arrivons à un effondrement, nous nous transformons. Nous devons proposer une autre version de nous-mêmes à la mesure de ce que nous sommes, et non ce que nous prétendons ou imaginons être.
Cette fébrilité prend une profondeur nouvelle dans votre pièce parce que le trio possède une usine avec trois écluses au beau milieu d’une période d’inondation. D’un côté ce trio désemparé, de l’autre une communauté de villageois où chacun essaie de faire valoir son intérêt, personnel ou sociétal…
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La vulnérabilité et la solidarité sont des puissances qui marchent très bien ensemble. On ne connaît jamais mieux quelqu’un qu’en traversant avec lui les mêmes épreuves. Si le « faire communauté » est programmatique, il ne marche pas. Mais si l’autre est rencontré à partir d’une prise de risque personnelle, c’est différent. Nous avons pu le voir avec le covid ou les situations de guerre : l’être humain, malgré les actes de barbarie, ne renonce pas à la solidarité. Il choisit de ne pas tomber dans le ressentiment, dans la haine. D’où l’importance d’éviter l’attendu avec un trio de néo-ruraux dans une communauté de village et d’emmener l’histoire et ces êtres à travers une communauté qui cherche des solutions. D’où le conseil consultatif dans la première partie : il incarne la capacité pour une commune de moins de trois mille habitants de réunir des gens de la société civile et résoudre des problèmes ponctuels – ici une pluie exceptionnelle qui génère une crue.
Dans Salle des fêtes, il y a une auteure dont un personnage lit le passage de son livre, également un villageois qui raconte la pièce La Cerisaie de Tchekhov à un des habitants … Il y a chez vous un grand amour de la littérature. Cet amour ne détermine-t-il pas l’exigence de votre écriture qui joue avec différents registres ?
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La littérature est pour moi l’art le plus haut dans ma considération subjective. C’est le médium par lequel j’ai ressenti des sensations les plus fortes. La littérature m’a permis de découvrir le lien transcendantal que nous pouvons nourrir avec le monde. Je l’ai placé tellement haut que je n’ai pas envie de la dégrader par mon ambition personnelle ! Le théâtre entretient avec la littérature un rapport impur. La littérature est sans voix, sinon celle, intérieure, du lecteur. Le théâtre donne des voix à la littérature, l’enferme dans une forme. J’entends souvent que le théâtre est là pour servir les textes. Il ne les sert jamais. Il entretient avec eux un rapport de force. La littérature, au théâtre, est perturbée par le réel. C’est une forme de littérature qui produit du déchet : les dialogues s’empilent sur eux-mêmes dans la scène de la réunion collective. Toutefois, ces déchets peuvent coaguler et produire du poème. Alors, la langue change… Et puis, j’adore les acteurs et actrices, ce rapport à l’incarnation. Il m’intéresse plus de faire parler des êtres que d’imposer une idée du monde. Avec le souci d’éviter, lors d’une représentation et dans le rapport avec le public, tout didactisme…
Vous jouez Salle des fêtes dans des théâtres ou, comme ici au Boucau, dans une véritable salle des fêtes. Ce qui modifie la scénographie et sûrement le jeu des comédiens. Pour quelles raisons ?
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C’est un défi de jouer dans une salle des fêtes. Nous avons effectué une résidence en Haute-Loire dans un petit village lors des répétitions de Salle des fêtes. Nous avons ouvert ces répétitions aux gens… qui veulent d’abord savoir si c’est drôle et s’il y a des vedettes ! Ce fut une expérience les plus belles de ma vie. Quelle émotion à voir des gens étonnés, touchés, qui ne vont jamais au théâtre. J’aime les fêtes, également « les sales défaites ». J’aime observer l’euphorie, les engueulades puis les réconciliations ! J’aime dans la fête toutes les étapes. La fête raconte l’intensité que nous cherchons à mettre dans la vie. La multiplicité de ces moments a quelque chose d’universel. Ces répétitions ouvertes à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, ou voir ce type de théâtre, montrent combien la salle peut bouillir et qu’il ne faut rien juger d’avance. Dans une vraie salle des fêtes, tout devient très vivant. Les moments de poésie sont souvent ceux qui restent à l’esprit. Les passages de naturalisme deviennent les véhicules pour aller vers le poème. Si nous cherchions à l’imposer d’emblée, le rapport de proximité ne fonctionnerait pas. Nous sommes très heureux de présenter Salle des fêtes dans sa version salle des fêtes au Boucau !