Cécile Léna

Scénographe rompue aux collaborations de tous types avec des metteurs en scène, Cécile Léna a quitté le territoire des grandes salles pour plonger dans ses propres créations : la construction de boîtes, étranges maquettes qui n’en sont plus, traversées de sons, de lumières et de voix, où un petit monde, souvent ancré dans la nostalgie des années trente aux années soixante-dix, apparaît, s’anime légèrement (pas comme on pourrait le croire) pour nous raconter des histoires. Découvrir cette artiste, c’est entrer dans des chambres d’hôtel minuscules, des bords de routes désertés, des bureaux hauts comme trois pommes. Vous voici, spectateur unique, à porter durant quelques minutes votre regard vers ces lieux réduits, réalisés avec un soin étourdissant, tandis qu’une bande-son, dite par le comédien Thibault de Montalembert, vous hypnotise en quelques instants pour en raconter les histoires. Radio Daisy ; Le Boxeur et la trapéziste et Jazzbox sont les trois réalisations présentées cette saison d’une créatrice dont les œuvres tournent dans toute la France.

(Réalisé par Marc Blanchet en juin 2022)

Pouvez-vous nous décrire l’atelier dans lequel nous sommes, votre lieu de travail principal ?

Cet atelier a deux ressources : l’une de matériaux purs – cartons, papiers, fils divers et variés, perles, pâte à modeler, plâtre, gravier, etc., La deuxième est pleine d’outils, avec des chariots remplis de pinceaux, de rouleaux, de tubes de peinture, de cutters en quantité, de ciseaux, d’un énorme massicot, etc., Ah si, il y a un troisième élément de ressources, une troisième strate : des objets venus d’un autre temps – radios, téléphones, machines à écrire, petites voitures, tableaux, photos et quelques objets venus d’Asie. En fait, il y a aussi une quatrième strate de « ressources » : les livres, livres d’art et de photos ! Ces derniers constituent une inspiration essentielle. Sans oublier (une cinquième « ressource » ?) des tables sur tréteaux, modulables. Elles changent selon les créations et le nombre de personnes sur un projet. Ici, nous pouvons être très nombreux…

Ces « ressources », comme vous les qualifiez, font de votre atelier un laboratoire, un lieu d’expérimentation pour vos créations : généralement des boîtes, bien plus que des maquettes, de petites (ou plus grandes) scénographies dédiées à un seul spectateur à la fois…

La création naît à partir de cette diversité. Il s’agit de donner forme à des intuitions et d’inventer parallèlement une histoire. Scénographie et narration font leur chemin ensemble. Comme artiste, je me situe à la frontière de différentes choses. S’il y a narration, elle s’écrit à partir des souvenirs. C’est parce que j’écoute la mémoire des objets ou des lieux que je peux fabriquer une dramaturgie. Elle ne s’écrit pas comme un roman, avec un début et une fin. Elle n’épouse aucune logique dans le temps. Elle est plutôt empirique et anachronique ; c’est un amalgame de quelque chose qui appartiendrait à la mémoire, et qui une fois compactée devient de la narration…

Que veut dire « écouter la mémoire des objets » ?

Si vous entrez dans un container il risque de ne pas se passer grand-chose. Dans une demeure de trois cents ans, tout est différent. De même, prendre un iPhone en main et manipuler un téléphone des années trente en bakélite, ne relève pas de la même expérience. En tout cas, mon imaginaire entre dans la mémoire de ces objets anciens, des années trente aux années soixante-dix. Ils participent au monde scénographique que je vais inventer. Je creuse dès lors dans mon propre sillon familial, affectif, ou narratif. Peut-être ces objets ou périodes font partie d’une histoire encore accessible pour moi, sans oublier leur beauté, leur « facture ».

Vos spectacles naissent de ces objets collectés, à travers ces boîtes dans lesquelles se déroule une histoire en voix-off. Ces « boîtes » sont bien plus qu’une maquette : elles sont traversées par des sons, des lumières, de légers mouvements… Le spectateur est invité à s’immerger dedans, et se laisser aller dans un univers imaginaire, fantasmé. Comment appelleriez-vous ce monde scénographique en petit format ?

Je n’ai pas vraiment trouvé de nom pour ce que je fais ; il a fallu pourtant trouver comment les nommer, surtout lorsqu’on prépare des dossiers artistiques ! Nous sommes arrivés finalement à ce terme de scénographies immersives, un rien pompeux… Le premier mot compte : ces créations prennent racine dans la scénographie théâtrale ; elle la source de ce travail. Et si "immersif" est très utilisé de nos jours, il m’apparaît approprié : les spectateurs disent être totalement embarqués le temps du "spectacle", un mot auquel je tiens également. Il s’agit bien de spectacles, même s’ils ne sont pas conçus de manière traditionnelle. Je me permets de réinventer une forme artistique, qui est une déclinaison du théâtre traditionnel.

Par leur dimension généralement réduite, l’attention physique demandée au spectateur, ils déploient une émotion singulière. Ne sont-ils pas aussi une invitation à des expériences ?

Oui, d’autant plus que j’ai rencontré des neurobiologistes, des psychiatres ou des personnes qui travaillent sur la perception et le cerveau, tous très intéressés par ce qui se passe dans ces boîtes ! Il est possible de parler d’expérience : le spectateur est embarqué dans quelque chose hors du commun, qui le déplace à tous niveaux. Pour ma part, mon travail artistique me permet de voyager, et répond à beaucoup de désirs, d’envies, de fantasmes, liés au métier de scénographe, que je n’ai pas pu pratiquer auparavant comme scénographe de théâtre et peux déployer avec ces œuvres.

Au sein de vos créations, pas de personnages. Rivé sur ces scénographies, l’unique spectateur écoute un récit avec d’infimes vibrations de lumière, et de la musique. Nous ne sommes pas loin d’un art total en miniature…

Le théâtre peut être perçu comme un art total, pareil pour l’opéra. Cette assimilation est possible, même en l’absence du corps du comédien. Je pourrais développer une théorie en ce sens, à cause de la constance de cette absence, de ce vide. Côté création, je ne sais à vrai dire pas comment cela opère. La parole, l’action, le contenu viennent après la fabrication de l’espace. Si je peux avoir des pistes, des idées, cela reste mystérieux. Parfois il y a plus qu’une intuition. Par exemple, dans Radio Daisy, lorsque je fabriquais une chambre miniature en Chine, je savais qu’elle serait celle du boxeur. Je me suis dit : quelque chose va se passer là-bas avec ce personnage. Quand la maquette est faite, devant cet espace réaliste, du moins qui l’est suffisamment, mon imaginaire se met en route. À ce moment-là, l’histoire s’écrit, de même la bande-son. Je peux passer à l’étape suivante : la mettre en lumière. Mais je le redis sincèrement : je ne sais pas ce qui se passe entre l’espace créé et l’écriture.

Comment naissent les textes dès lors ?

Sur Kilomètre zéro, l’histoire du boxeur qui se termine dans un train, j’ai travaillé avec un auteur, Didier Delahaye. La commande était précise concernant les personnages, les lieux, l’action. Comme je sais très bien ce qui se passe dans mes boîtes, c’est souvent mieux pour moi de prendre la plume ! Je sais qu’il s’est passé telle ou telle chose, dans tel ou tel lieu, toutefois l’écriture n’est pas encore là. Ainsi, dans Kilomètre zéro, je voulais raconter comme l’on peut arriver sur un quai de gare, persuadé que quelqu’un vient nous chercher, descendre du train et ne trouver personne. Je voulais raconter cette déception-là, l’attente, les autres trains qui passent, le vide. Et cela à chaque fois avec des durées de récit entre trois et quatre minutes…  

La voix-off du comédien, un texte enregistré, devient un des axes essentiels de vos récits / boîtes / scénographies / mystères…

J’aime l’envoûtement que cela produit. C’est quelque chose qui vient de la radio, j’imagine. Le spectateur a l’impression que la voix du comédien s’adresse à lui et personne d’autre. Ça devient une affaire personnelle. J’ai la chance de travailler avec un excellent comédien, Thibault de Montalembert, dont j’avoue ne pouvoir me passer. J’ai beau créer de nouvelles histoires, je ne peux imaginer quelqu’un d’autre que lui. J’ai sa voix dans ma tête. Le spectateur, lui, est envisager d’une unique façon : c’est l’œil du Prince. Il est à la meilleure place, seul.

Il s’agit de toucher avec les yeux finalement. Dans un espace physique, qui, par cet « envoûtement », devient une sorte d’espace mental, très rare en son genre…

Mon travail comprend les deux ; il peut aussi inviter à passer à l’échelle 1 afin que le spectateur entre totalement dans cet espace. Tout cela met le corps en jeu comme le mental. C’est un vrai tricotage. Il s’agit d’être dans une libre écoute pour créer ces scénographies. Nous ne sommes pas loin d’une écriture inconsciente. En fait, je découvre mes histoires après les avoir écrites. Je peux ruminer un match de boxe (sans en avoir vu pour autant) et puis, un matin, je prends un carnet, je dessine un dessin de trois sur quatre centimètres et à partir de ce croquis, je crée la scène. J’ai bien sûr conscience qu’il s’agit, par ces dimensions, d’un cadrage photographique. La photographie est ma meilleure amie !