Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours
Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours développent une création changeante, insaisissable et affirmée, qui incarne les contradictions de notre monde. ''Chorégraphes de la matière'', ils fondent leurs créations sur une écriture scénique hybride et collaborative, utilisant la porosité entre le spectacle vivant et les arts visuels comme clé d’étude des corps en mouvement. Ils conçoivent le corps comme vecteur de sens pour le corps politique d’aujourd’hui. Chaque création se présente comme un manifeste, pour révéler les contradictions de notre monde et renforcer l’expérience du public à travers un temps et une forme de performance dédiés.
L’un vient des Arts Visuels, est passé par le théâtre avant de se former sur le tard à la danse, à P.A.R.T.S., l’école fondée à Bruxelles par Anne Teresa de Keersmaeker. Interprète on le retrouve notamment auprès de Roméo Castellucci, Sasha Waltz, Mathilde Monnier... Il s’agit de Jonathan Pranlas-Descours. L’autre, plus arrimé au corps, a fait plus tôt ses classes au Conservatoire de La Rochelle.
Christophe Béranger a rejoint le Ballet de Lorraine en 1992 où il a été interprète, chorégraphe et assistant artistique. Il reçoit en 2003 les insignes de Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres pour sa contribution au CCN – Ballet de Lorraine et son engagement dans l’action culturelle et la démocratisation de la danse.
Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours, vous êtes les deux cofondateurs en 2012 de la compagnie SINE QUA NON ART, implantée à La Rochelle. Pouvez-vous nous présenter les deux chorégraphies avec lesquelles vous venez à la Scène nationale du Sud-Aquitain, en commençant par Catching Lion Needs a Thousand Dogs (« Attraper un lion nécessite mille chiens »), qui prend appui sur l’esprit du mouvement Dada jusqu’à interroger le monde d’aujourd’hui ?
Nous sommes d’abord partis du Cabaret Voltaire qui a existé pendant six mois à Zurich avant la première guerre mondiale, au sein duquel les artistes du mouvement Dada se retrouvaient. Nous avions envie de traiter la question du pouvoir et souhaitions en offrir une vision sarcastique. L’esprit du mouvement dada répondait parfaitement à ce désir. Nous ne voulions pas « faire du dada », plutôt d’imaginer comment ces artistes réagiraient aujourd’hui dans un contexte géopolitique et social à peu près semblable au leur, voici plus d’un siècle. Au-delà des artistes-mêmes de dada, ce sont les idées et leurs façons de les exprimer dans tous les arts qui nous intéressaient. Il faut souligner en premier leur dérision. S’il existe peu de documents filmés sur ce mouvement, nous avons toutefois regardé les quelques-uns qui existent. D’emblée, il est intéressant de voir comment ils utilisaient les corps pour dénoncer une société d’armement, en recourant par exemple à un matériau pauvre comme le carton. Alors que nous étions partis dans une production avec beaucoup de costumes (il y en a certes), nous avons fait le choix de matériaux simples. En tout cas, plus que des références à d’artistes ou des œuvres, c’est aux concepts qui traversent ce mouvement que nous avons fait appel.
Cette vision personnelle du mouvement dada nous porte jusqu’à aujourd’hui, à travers des séquences menées par d’exceptionnels danseurs et performeurs…
Nous avons privilégié le monde du cabaret. Dès son entrée, le public est accueilli par des choses drôles, incongrues, parfois déstabilisantes. Il les rencontre par la vue ou l’ouïe, également en arrivant dans la salle. Nous commençons avec une petite séquence qui remonte le temps et ce dans un esprit dada, avec des projections, des costumes en noir et blanc et un burlesque de situation. Cette première partie est une dénonciation du pouvoir sous différentes formes, qu’il s’agisse de l’armement, et par là-même de la guerre qui sera le point d’orgue hélas de cette tragédie du pouvoir. Nous explorons cette notion de pouvoir lorsqu’il se joue aussi entre les êtres humains, en l’occurrence le rapport dominant/dominé, tout en privilégiant des touches humoristiques. Il s’agit d’un voyage émotionnel au sein duquel nous traversons les censures d’hier comme d’aujourd’hui ainsi que différents mouvements de répression. Nous arrivons à une scène qui critique notre société, de la chirurgie esthétique au consumérisme. Enfin, nous passons à une seconde partie colorée, drôle, festive, en lâcher-prise. Notre désir est toujours de créer une œuvre chorégraphique qui emmène le public…
Ce spectacle relève en grande partie du performatif, en groupe ou en solo, avec de vraies « bêtes de scène ». Comment avez-vous réuni une troupe composée de si fortes individualités ?
Le « casting », un terme que nous n’aimons pas trop, a été un moment essentiel en amont de ce spectacle. Nous sommes sensibles à la manière de construire un groupe. Nos pièces parlent toujours de la manière dont un individu peut trouver sa place dans un groupe. Le titre du spectacle dit à la fois les lions qui dévorent ou la meute qui dévore le lion ! S’intégrer dans un groupe est somme toute l’histoire de chacun. Sélectionner ces danseurs, dont certains faisaient déjà partie de notre pièce de 2021 Nos désirs font désordre, a été un vrai défi. Nous avons fait une audition après avoir reçu cinq cents CV, dont la moitié était très intéressante. Après avoir retenu vingt-cinq personnes, cinq sont restées à nos côtés pour cette pièce de groupe. À cette sélection de danseurs, il fallait associer une création électro-acoustique. Elle a été réalisée avec notre collaboratrice Julia Suero, si attentive au mouvement et aux corps. En vraie archéologue, elle est allée chercher des enregistrements de voix et de sons de la période dada.
Vous avez aussi le souci de présenter des corps dans leur singularité, en dehors des normes sociétales … et des normes chorégraphiques !
C’est un vrai combat que nous menons à ce sujet. D’un côté, il faut sortir des normes et des codes pour les corps de danseurs, de l’autre il faut que le théâtre demeure un espace de liberté, de questionnement, face à toutes sortes de normes ! Nous sommes sensibles aux parcours de nos interprètes et nous avons des retours exceptionnels du public qui nous dit à quel point il y a sur le plateau une diversité de peaux, de races, de corps.
Votre second spectacle programmé cette année s’intitule YŪREI. Nous retrouvons votre univers chorégraphique à travers des corps entre humanité et robotisation, aux sons de la musique d’un beatboxer. Il y a une dimension numérique et des costumes exceptionnels qui nous emmènent vers un autre monde…
Nous aimerions dire, pour présenter YŪREI, qu’il ne s’agit pas d’une œuvre jeune public mais d’un spectacle familial… Nous offrons des spectacles pour tous et rien n’est plus regrettable que la séparation enfants / ados / adultes. Notre travail incorpore beaucoup les arts visuels. Ce qui est parfois hypnotisant pour le public ! YŪREI relève ainsi d’un travail vidéo et de costumes lumineux très singuliers. Plutôt que d’être du côté d’une danse d’aujourd’hui avec un grand D, nous proposons des chorégraphies à la croisée de plusieurs danses. Une manière aussi d’aller vers les spectateurs dans YŪREI avec la danseuse Sakiko Oishi, capable de faire des pointes ou porter un tutu numérique de plusieurs kilos ! Pareil pour son comparse Brice Rouchet, qui vient des danses urbaines mais est à même de pratiquer la danse classique ou contemporaine.
Que signifie évidemment Yurei ? Ce spectacle pour tous n’affirme-t-il pas chez vous un désir d’histoire inscrite toujours dans une profonde humanité où l’individu se retrouve en accord avec autrui ?
C’est notre interprète, la Japonaise Sakiko Oishi, qui nous a expliqué les mythes des fantômes, les yurei, dans sa culture. Il y a au Japon toutes sortes de fantômes. Le yurei fait partie de ceux dont l’âme n’a pas encore trouvé de « résolution », à la suite d’un amour déçu par exemple. À la source de ce spectacle, il y également la pièce russe de marionnettes, Petrouchka. L’histoire de trois marionnettes dont nous ne savons plus à la fin si le fameux Petrouchka est un homme ou un pantin suite au sort d’un magicien. Comme dans la pièce, nous partons de personnages enfermés dans une boîte qui se livrent ensuite à une sorte de battle technologique. Sakiko Oishi se métamorphose en « ballerine miroir », Brice Rouchet évolue derrière un masque led pourvu de rayons laser. À la fin, ils finissent par tout enlever et les spectateurs, ce qui est important pour les enfants et leurs « écrans », découvrent à l’issue toute cette histoire que derrière ces masques et ces costumes, ce sont des êtres humains avant tout… Nos spectacles sont immersifs, même avec un quatrième mur. Nous ne baissons jamais l’exigence ou la singularité de notre travail. S’il peut y avoir des corps nus ou des propositions qui bousculent, nous pensons que se rendre dans une salle de spectacle ne relève pas uniquement du divertissement ! Notre vœu est de créer des voyages picturaux et corporels. Avec « le médium corps » de nos spectacles, nous sommes heureux de voir que nous arrivons à emmener le public loin, très loin, avec nous.