Clément Hervieu-Léger

Sociétaire de la Comédie-Française depuis 2018, il a travaillé avec les plus grands metteurs en scène et fut le collaborateur de Patrice Chéreau pour plusieurs productions. Il a mis en scène pour la Compagnie des Petits Champs Molière, Marivaux et Lagarce. « C’est un comédien hors-pair, également sportif de haut niveau. Il est d’une grande précision. Metteur en scène, il sait être à l’écoute et laisser de la liberté. Et reste à la fin d’une journée de travail d’un calme impressionnant ! L’expérience de la Comédie-Française lui a donné une sorte de capacité à surmonter les obstacles, à tout envisager du côté du possible… ». Daniel San Pedro

Comment est née votre compagnie, singulière puisque dirigée par deux metteurs en scène ?

Avec Daniel, nous désirions créer une compagnie dont nous serions le moteur, et qui serait un espace à même de réunir les gens que nous aimons. Nous ne l’avons pas fait en sortant d’une école, mais plus tardivement, voici neuf ans ! C’est en effet une codirection à deux visages, avec des choix de textes différents, une éthique toutefois commune. Alors que nous avions eu des carrières très urbaines, parisiennes de fait, notre envie était de s’installer ailleurs, en Normandie où j’ai des attaches familiales, et de nous doter d’un lieu. Nous avions la possibilité de réhabiliter une ancienne étable, d’en faire un lieu de répétition dans un village de sept cents habitants. Au milieu des champs, de petits champs… même si Daniel et moi nous nous sommes rencontrés voici longtemps lors d’une soirée dans la rue du même nom !

Vos mises en scène témoignent d’un rapport au répertoire, et à la troupe théâtrale…

Molière, Lagarce, Goldoni… Le texte est important dans l’engagement qui est le mien. Ce sont les auteurs qui m’ont amené au théâtre ; ce sont eux qui m’aident à vivre, à comprendre le monde. Il ne s’agit pas de monter du « classique ». Le répertoire n’est pas une notion figée. Il ne cesse de bouger. Si on prend ce qu’était le répertoire après-guerre, certains auteurs ne sont plus montés aujourd’hui. Le répertoire est d’abord un bien commun. Nous avons besoin de textes qui nous permettent de nous créer et penser collectivement. Lagarce, mort en 1995, est du même ordre que Molière ou Goldoni. Il y a une chose évidente, commune à Daniel et moi : nous aimons le théâtre avec du monde, une troupe ! Déjà il se trouve que j’appartiens à la Comédie-Française… La Compagnie des Petits Champs permet de faire venir pareillement des acteurs, éclairagistes, costumiers, scénographes. Je n’aime pas l’idée de faire du théâtre tout seul !

Votre travail est également très lié à la musique…

J’ai commencé par la danse à cinq ans. Dès mon enfance, quand j’entendais de la musique j’avais envie de danser. La musique est donc liée pour moi à un rapport au corps. Ainsi, si je dois définir mon travail de metteur en scène, la notion d’incarnation y est essentielle. Cette question me passionne : comment le verbe s’est fait chair? Et rejoint une problématique théâtrale : comment faire siens des mots qui ne sont pas les nôtres ? Non seulement pour l’acteur, mais aussi pour le spectateur. Un tel acte d’incarnation ne peut passer que par un engagement fort, celui des corps. La musique peut accompagner cela. Soit par une composition originale, comme ce fut le cas dans mes collaborations avec Pascal Sangla, soit par des musiques de scène comme celle de Lully pour Monsieur de Pourceaugnac de Molière. L’autre vertu de la musique est de créer du groupe. Dans toute réunion amicale ou festive, la meilleure façon de faire groupe n’est-elle pas de chanter et de danser ?

Comment percevez-vous Goldoni, joué en France quoique méconnu dans son parcours d’auteur ?

Goldoni est un grand auteur européen. Souvent surnommé le « Molière italien », il est le produit de Venise. Il vivait de contrat en contrat avec les théâtres de la ville, écrivant au moins huit pièces par an. Considéré comme un auteur « élégant » (pareille chose est dite pour un autre auteur du dix-huitième, Marivaux), il a parlé mieux que personne des tourments amoureux. Le propre de Goldoni est de s’intéresser aux groupes, et ce toujours avec un regard sociologique : les pêcheurs pour Barouf à Chioggia, le milieu des chanteurs et du spectacle pour L’Imprésario de Smyrne. Pas de premier rôle, voire de rôle-titre comme chez Molière. Le premier rôle, c’est le groupe lui-même. Avec Une des dernières soirées de Carnaval, il nous fait entrer dans le cercle des tisserands, avec un dessinateur qui doit partir pour Moscou, alors que lui-même, Goldoni, s’apprête à partir exercer son art à Paris. Ces individus, au dernier soir de la célèbre fête vénitienne, sont ensemble – autant de micro-actions qui bout à bout donnent un éclairage sur la vie humaine. Bernard Dort disait de Goldoni qu’il écrivait un « théâtre de la socialité ». C’est le cas ici, en compagnie de musiciens, parmi les jeux amoureux et les jeux de carte.

Dans cette pièce, Goldoni s’inscrit à distance d’une certaine tradition du théâtre italien…

Dans cette pièce, les enjeux ne cessent de se décaler. C’est une comédie où les masques tombent. Elle est quelque peu oubliée dans l’œuvre de Goldoni. Lors de son écriture, nous sommes en 1762. Goldoni s’impose comme le tenant d’un certain naturalisme en face d’un Gozzi qui privilégie le théâtre de la commedia dell’arte, tout un monde de travestissements et de féerie. Une des dernières soirées de Carnaval dit tout par son titre : c’est la dernière pièce écrite avant le départ pour Paris de Goldoni. Il se sent mal compris du public vénitien, qui a fait pourtant son succès. Il souhaite réformer le théâtre sur les bases suivantes : en terminer avec l’improvisation, c’est-à-dire justement la commedia dell’arte. L’acteur doit être vrai avec un texte écrit ; il faut en finir avec les lazzis et les stéréotypes masqués. Il espère que le public de Molière comprendra cet effort. Hélas, à Paris ses pièces seront moins comprises. Elles sont il est vrai moins intéressantes. Toutefois, cette profession de foi n’est pas sans écho aujourd’hui… Remettre le texte au centre, n’est-ce pas un débat actuel ? Ce qui porte le nom, à tort ou à raison, d’écriture de plateau est une mauvaise
expression: tout théâtre est écrit. Comme disait Vitez : Le théâtre ce n’est pas faire mais refaire. C’est passionnant de voir cette similarité entre deux époques. Goldoni en tout cas donne sa réponse : texte au centre, acteurs sans masque, avec ce qui fonde l’acteur : sensibilité et nature… Ma mise en scène est une sorte de métaphore du théâtre d’aujourd’hui. Je ne souhaite nullement en faire un brûlot théâtral ! Elle se déroule néanmoins au dix-huitième siècle : je n’éprouve pas le besoin de la contextualiser de manière contemporaine. Je préfère monter Goldoni dans des costumes d’époque, et ainsi rendre hommage à un siècle quelque peu malmené.