La Compagnie des Petits Champs

Clément Hervieu-Léger

Interprète des metteurs en scène les plus réputés, sociétaire de la Comédie-Française (actuellement visible dans la mise en scène d’Angels in America de Tony Kushner par Arnaud Desplechin), Clément Hervieu-Léger réalise des mises en scène pour la célèbre institution théâtrale (récemment La Cerisaie) et s’est lancé depuis plusieurs années, en codirection avec Daniel San Pedro (pour lequel il joue également, et vice-versa), dans l’aventure de la Compagnie des Petits Champs. Il met en scène pour elle des classiques (Marivaux, ou Goldoni avec Une des dernières soirées de carnaval, présenté à la Scène nationale du Sud-Aquitain et Grand Prix Théâtre du Syndicat de la Critique 2020, aujourd’hui Tourgueniev) ou des contemporains comme Lagarce. Comédie-Française ou Compagnie des Petits champs, Clément Hervieu-Léger unit plaisir de comédien et de metteur en scène, dans l’esprit d’un théâtre populaire où l’exigence du texte n’empêche pas la fantaisie, et où l’inventivité scénique atteint des sommets d’émotion.

(Réalisé par Marc Blanchet en juin 2022)

Vous mettez en scène Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev. Pouvez-vous nous parler de cet auteur et de cette pièce de théâtre ?

Le nom de Tourgueniev est plus connu que l’œuvre. Il représente le plus français des auteurs russes, notamment pour sa vie à Bougival, dans laquelle sa demeure est devenue un « musée européen ». De même, il est connu pour son histoire avec la cantatrice et compositrice Pauline Viardot, sans oublier ses amitiés avec Gustave Flaubert, les frères Goncourt ou George Sand. En somme, sa vie mondaine a pris le dessus sur son œuvre littéraire d’où se détache sa nouvelle Premier amour. Ivan Tourgueniev est en effet un grand nouvelliste, et il faut avouer que son théâtre n’a laissé qu’une pièce intéressante, essentielle : Un mois à la campagne. Elle a été écrite en France dans les années 1850 avant que le Tsar ne rappelle les exilés russes dans leur pays (sept ans après, Tourgueniev reviendra en terre française). Il y a quelque chose de ses nouvelles dans cette pièce. Ivan Tourgueniev a un rapport très singulier au théâtre, il le tire vers le roman, vers le cinéma dirait-on aujourd’hui… Non sans ironie côté unité de temps : ce « mois » ne dure dans l’histoire que quatre jours ! Ce flou sur les frontières de genre et d’écriture participe à l’originalité de cette œuvre, créée tardivement, à St-Pétersbourg, ce qui a joué aussi dans sa lente reconnaissance. Nous parlons d’un auteur censuré pour ses prises de position contre le servage dans son pays d’origine. Constantin Stanislavski a monté cette œuvre majeure au vingtième siècle, peu après La Cerisaie d’Anton Tchekhov… J’ai fait le voyage en sens inverse : je mets en scène cette même pièce à la Comédie-Française après celle d’Ivan Tourgueniev avec la Compagnie des Petits Champs. Comme les ouvrages de Nicolas Gogol, et d’autres auteurs du théâtre moderne russe et donc de « l’acteur moderne », Un mois à la campagne témoigne d’une révolution dramaturgique. Elle constituera pour beaucoup une découverte de premier plan.

Pour des raisons de censure et de politique, Un mois à la campagne n’a pas pu être joué pendant longtemps, comme vous l’indiquiez. Vous parliez d’Anton Tchékhov. Existe-t-il des similitudes dans la manière de mener l’action, d’inventer des personnages ?

Dans l’œuvre dramatique, postérieure donc, d’Anton Tchékhov, les personnages sont continuellement en lutte avec eux-mêmes. Ceux d’Ivan Tourgueniev en ont plus conscience. Sa modernité est peut-être là, avec le constat que pareille conscience de soi est apparue trop tôt dans l’histoire du théâtre. Le premier acte est en ce sens éblouissant. Les ressemblances avec Anton Tchékhov peuvent être relevées : ça commence avec une partie de cartes, de la lecture faite aux autres dans un salon, la présence d’un docteur, etc. Toutefois, la narration bifurque rapidement. Les situations demeurent empreintes d’un romantisme à la française. Ivan Tourgueniev est de fait sur plusieurs époques à la fois… tout n’en étant pas complétement de son temps. Cela n’aide pas de tels auteurs à être compris de suite…

Les personnages sont complexes, souvent attachants, mais font preuve d’un sens de la manipulation qui les rapprocherait presque de ceux de Marivaux…

Si le premier acte joue d’un « flottement » propre à l’univers tchékhovien (mais écrit avant, rappelons-le !), la suite voit le comportement des protagonistes s’affirmer. La manipulation de Véra Alexandrovna par Natalia Petrovna en est le signe manifeste. Tous ces êtres révèlent leur désir à travers les situations. J’ai eu l’occasion de monter des pièces de Marivaux et je me rends compte combien Tourgueniev est entre la cruauté et le rapport à l’amour chez le Français et l’âme russe chez le Russe… Certaines scènes sont souvent renversantes, comme le passage avec la vision kaléidoscopique du couple et de l’amour par le Docteur, qui envisage le mariage comme un attelage. Ou encore l’amour platonique de Rakitine pour Natalia – qui en profite largement. Le talent de Tourgueniev, c’est un art du contrepoint, qui montre la dureté des sentiments, des intérêts, des lâchetés, des trahisons…

L’arrivée du jeune Alexeï va bouleverser la vie de Natalia et de son couple. Comment percevoir cette femme, ce rôle principal, entre la sincérité de ses désirs et ses véritables frustrations ?

Entre amour et désir, Natalia ne parvient pas au début à faire de distinction. Peut-on désirer plusieurs personnes sans les aimer ? c’est la question. Elle connaît à peine Alexeï, plus jeune qu’elle de dix ans, étudiant et tuteur de sa fille Kolia. L’arrivée du jeune homme fait imploser une petite société qui, malgré ses névroses, ses manques, ses blocages, parvenait à tenir. Le mari n’étant pas là, le meilleur ami restait pour faire la lecture à cette épouse qui s’ennuyait : tout le monde y trouvait son compte.

Comme metteur en scène, vous approchez la pièce d’Ivan Tourgueniev dans une atmosphère proche du cinéma italien, notamment celui de Luchino Visconti, puisqu’il s’agit d’une société aristocratique…

Le spectateur peut penser au personnage de Tancrède dans Le Guépard de Visconti, comment une société hors sol, aristocratique, se fait la caisse de résonance de ce qui se passe autour, alors que la plupart des personnages ne savent plus comment s’inscrire dans l’Histoire. À l’époque de Tourgueniev, cette société qui nous amuse parfois, une scène le rappelle, pratiquait le servage… C’est un monde d’une vraie duplicité, avec ses marchandages, comme celui du Docteur. Le cinéma italien a su nous montrer à travers le prisme d’une famille la grande histoire qui se joue alors, comme dans Le jardin des Finzi-Contini de Vittorio de Sica. À un moment donné, un des personnages a même l’impression, alors qu’il se trouve dans une dépendance, d’être à Venise. Un mois à la campagne, dans la traduction si magnifiquement fluide du dramaturge Michel Vinaver, est une pièce atmosphérique, où le vent, la nature, la chaleur du soir, des espaces ouverts, croisent des espaces resserrés, avec des fenêtres à ouvrir…  J’approche cette matérialité des films italiens dans ma mise en scène avec des costumes des années 50, joue du dehors et du dedans comme la pièce y invite, et montre des êtres qui au final se retrouvent dans une véritable solitude. En quatre jours, ce retournement général les laisse seuls, parfois à leur occupation du début de la pièce, mais tout s’est écroulé entre temps.

Tourgueniev actuellement, bientôt Tchékhov à la Comédie-Française, auparavant Marivaux, Molière et des contemporains comme Lagarce, et bien sûr votre venue voici peu à Bayonne avec Une des dernières soirées de Carnaval de Goldoni : les pièces de répertoire balisent votre trajectoire de metteur en scène, également de comédien. Comment voyez-vous aujourd’hui votre parcours, vos choix de textes et de mises en scène ?

Molière et Goldoni m’ont amené à penser le groupe au théâtre, c’est certain. La Compagnie des Petits Champs existe depuis douze ans. Nous avons la chance en tant que co-directeurs, Daniel San Pedro et moi, de mener une aventure incroyable, notamment en termes de distribution. Pour Monsieur de Pourceaugnac, nous étions une quarantaine, pour Goldoni une quinzaine. Avec Un mois à la campagne, onze artistes sont sur le plateau, à travers plusieurs générations. Chaque nouvelle mise en scène permet de faire entrer des gens nouveaux. Nous évitons ainsi toute sclérose. Être en compagnie était notre envie, avec un lieu à Beaumontel, celui de mon enfance. Ma manière de faire du théâtre reste liée au texte. Je m’attache à raconter l’histoire. Nous avons aujourd’hui besoin de récits communs. De ce point de vue, je ne cherche pas à me déplacer à côté de l’œuvre. J’essaie de la donner dans son essence. Je crois que le théâtre c’est l’expérience de se créer des souvenirs communs, de rire et pleurer ensemble. J’aspire à un grand théâtre populaire. J’ai à cœur de faire un théâtre qui ne soit pas pour moi mais pour le public.