La Compagnie des Petits Champs

Clément Hervieu-Léger

Interprète des metteurs en scène les plus réputés, sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger réalise des mises en scène pour la célèbre institution théâtrale et s’est lancé depuis quelques années en codirection avec Daniel San Pedro (pour lequel il joue également, et vice-versa), dans l’aventure de La Compagnie des Petits Champs. Il met en scène pour elle des classiques (Marivaux, ou Goldoni avec Une des dernières soirées de carnaval, présenté à la Scène nationale du Sud-Aquitain et Grand Prix Théâtre du Syndicat de la Critique 2020, Un mois à la campagne de Tourgueniev l’an dernier). Comédie-Française ou Compagnie des Petits champs, Clément Hervieu-Léger unit plaisir de comédien et de metteur en scène, dans l’esprit d’un théâtre populaire où l’exigence du texte n’empêche pas la fantaisie, et où l’inventivité scénique atteint des sommets d’émotion.

Daniel San Pedro

Formé au Conservatoire national de Madrid, il a joué entre autres pour Wajdi Mouawad, Marcel Maréchal, Laurent Serrano et Fabrice Melquiot. Pour La Compagnie des Petits Champs, qu’il codirige, il a mis en scène Le Voyage en Uruguay de Clément Hervieu-Léger, qu’il a codirigé avec Brigitte Lefèvre dans Le Journal de Nijinski. Il a récidivé avec Federico Garcia Lorca avec une mise en scène entre théâtre et chant, Andando, Lorca 1936 en 2021… Et joué dans Un mois à la campagne de Tourgueniev, mis en scène par Clément Hervieu-Léger, programmé l’an dernier.

Bruno Bouché

Directeur artistique du CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, Bruno Bouché a commencé son parcours comme danseur, au sein du Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris en 1996, et en est devenu Sujet en 2002. Il a dansé sous la direction de Brigitte Lefèvre jusqu’en 2014 et, comme interprète, pour des pièces notamment de Balanchine, Bausch, Béjart, Forsythe, Noureev, Petit, Preljocaj ou Scozzi. De 1999 à 2017, il dirige la compagnie Incidence chorégraphique et signe de nombreuses pièces. Il commence sa collaboration avec Clément Hervieu-Léger et la Compagnie Les Petits Champs avec Monsieur de Pourceaugnac, puis Une dernière soirée de Carnaval et La Cerisaie. Il a créé, entre autres, avec le CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin Fireflies en 2018 et Les Ailes du désir en 2021.

Entretien avec Daniel San Pedro (Compagnie des Petits Champs) et Bruno Bouché (CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin) 

réalisé par Marc Blanchet en juin 2023

Votre mise en scène commune d’On achève bien les chevaux, roman de l’Américain Horace McCoy, publié en 1935, met en relation le théâtre et la danse. Venant de ces deux disciplines, comment la rencontre s’est-elle faite entre Bruno Bouché, danseur et chorégraphe, et Clément Hervieu-Léger & Daniel San Pedro, comédiens et metteurs en scène ? * 

Bruno Bouché : Clément Hervieu-Léger et moi nous sommes d’abord rencontrés grâce à des amis communs. Clément venait d’entrer à la Comédie-Française ; j’étais un jeune interprète à l’Opéra de Paris. Nous avons immédiatement échangé sur la diversité des disciplines artistiques. Je me rendais régulièrement au théâtre ou dans des salles d’art et d’essai, j’avais une passion pour la pensée, la littérature, la psychanalyse, la philosophie, la sociologie… J’ai créé une compagnie indépendante en dehors de l’Opéra de Paris, avec mes propres chorégraphies et celles d’autres artistes. Dans ce cadre, j’ai mis en scène Clément tandis qu’il me proposait, comme co-créateur avec Daniel San Pedro de la Compagnie des Petits Champs, de faire les chorégraphies de ses mises en scène. Nous avons commencé avec Monsieur de Pourceaugnac de Molière, puis Une des dernières soirées de Carnaval de Goldoni et, récemment pour La Comédie-Française, La Cerisaie de Tchekhov. Lors de la création de Monsieur de Pourceaugnac, nous avons réfléchi tous les trois à un projet spécifique de danse-théâtre. C’était avant le covid alors que je m’apprêtais à prendre la direction du CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin, appelé plus communément Ballet national du Rhin. Daniel a proposé d’adapter On achève bien les chevaux. C’est devenu une évidence. 

Le spectateur connaît souvent le film de Sidney Pollack, sorti en 1969. Quelle adaptation avez-vous souhaité mener à partir du roman ? 

Daniel San Pedro : Nous avons d’abord obtenu les droits d’adaptation du roman. Notre choix a été simple : il s’agissait d’une collaboration entre la Compagnie des Petits Champs et le Ballet national du Rhin. Autrement dit, la danse sur le plateau s’imposait – le Ballet comprend trente-deux danseurs. Nous avons procédé à une adaptation en choisissant de privilégier telle narration ou tel personnage. Mais le personnage le plus important, c’est le « groupe » : tous ces concurrents qui s’inscrivent par désespoir à un marathon de danse avec une récompense pour le couple finaliste, et ce dans l’espoir de s’en sortir en pleine crise économique.  

Bruno Bouché : Nous avons travaillé en laissant derrière nous le film et avons fonctionné par séquences, à partir de celles qui semblaient à même de suivre l’histoire et progresser d’un point de vue narratif. Nous sommes partis du roman, avons créé un « séquencier », comme un story-board. Nous avions repéré les musiques, jouées en direct ou non, qui pouvaient s’intégrer dans ce type de découpage. 

Daniel San Pedro :Nous avons veillé à ne pas rester dans les années 30. Notre questionnement était toutefois : Comment raconter cette histoire pour qu’elle ait un écho aujourd’hui ? Le covid est arrivé, puis la crise financière. Tout est devenu « signifiant ». Nous avons placé l’action de nos jours mais dans une forme d’intemporalité, aidés en cela par les costumes de Caroline de Vivaise, et par nos choix musicaux. Ces partis pris se sont révélés indispensables pour atteindre la résonance universelle du projet. 

Bruno Bouché : Il en est de même pour la scénographie. Proche d’un gymnase, elle permet d’évoquer un marathon de danse sans repères précis. Les couples inscrits pour le marathon sont, pour la plupart, dans le roman d’Horace McCoy qui situe l’action non loin d’Hollywood, à travers des artistes qui galèrent. Notre spectacle explore la place de l’artiste dans le monde. Plus que pour soutenir, le public du marathon vient en grande partie dans un esprit voyeuriste, puisque les concurrents peuvent danser jusqu’à l’épuisement, au plus près de la mort. Nous avons évité le show télé, qui n’en incarne pas moins actuellement la perpétuation du cirque romain, comme pouvaient l’être ces marathons de danse, si inhumains.  

Le marathon de danse raconté par Horace McCoy relève en effet d’un procédé de déshumanisation à travers une pratique artistique, la danse, perçue généralement comme belle et stimulante. Votre spectacle relève-t-il de la performance pour faire percevoir aux spectateurs la violence de ces pratiques en pleine crise économique ? 

Bruno Bouché : Les êtres sont dans le roman traités comme des objets, sous la houlette d’organisateurs qui sont de vrais mafieux. Toutefois, avec notre adaptation, nous sommes dans le dystopique : Qu’est-ce qu’un homme ?, demandait l’auteur italien Primo Levi. Sans apparenter ces marathons à l’horreur des camps de concentration, ce type de shows interroge sur le manque d’humanité, d’éthique. Et puis, nous sommes du côté non pas de la réalité, mais du spectacle vivant… Il n’en est pas moins impressionnant de voir des danseurs et danseuses aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, surtout quand il y a quarante-quatre personnes sur scène ! Si un côté performatif est perceptible dans notre travail, c’est avant tout ça un spectacle dans un théâtre. Le performatif est dans l’engagement physique des artistes sur le plateau, davantage que de la technicité d’une écriture chorégraphique.  

Cette rencontre entre autant de danseurs et de comédiens vous a demandé une longue préparation. Comment l’ont-ils et l’avez-vous vous-mêmes vécue ? 

Daniel San Pedro : C’était beau et émouvant. Depuis toujours je désire être au milieu de danseurs, comédiens, musiciens et pouvoir raconter une histoire. Adapter ce roman, travailler à trois, avec tous ces artistes engagés qui ont dû dans chaque discipline aller de « l’autre côté », qu’il s’agisse de la danse ou du jeu, avec pour toutes et tous le chant, ne s’est pas fait sans fragilité ; mais une fragilité magnifique. Sans oublier les musiciens, qui ont eux aussi de vrais rôles  ! 

Bruno Bouché : Nous ne sommes pas des « techniciens » à la base. Nous « mettons en scène », même si je suis chorégraphe, avec des méthodes de mise en scène empiriques. Nous sommes au service d’une émotion, d’un sens. J’ai, pour ma part, ressenti une profonde empathie à voir des comédiens dans un tel engagement. Mais j’insiste : si le ballet repose sur des codes, il s’agit de traverser une émotion. Nous nous sommes retrouvés sur ce même fil et avons pu ainsi créer un objet particulier où nos arts se rencontrent, même s’il y a moins de textes que dans une pièce de théâtre et que la danse est autre que dans une pure chorégraphie. Nous sommes parvenus à travailler ensemble car nous venons d’un théâtre du corps. Le metteur en scène Patrice Chéreau n’est pas loin pour la Compagnie des Petits champs et Pina Bausch ne l’est pas non plus pour moi, même si je viens du ballet, puisque j’ai eu l’occasion de travailler avec elle. Nous avons en commun une histoire d’énergie, d’espace et de temps. 

Un marathon de danse avec des êtres au bord de l’épuisement, un animateur qui ne cesse de parler de gain et incarne le capitalisme, une crise économique, des spectateurs plongés comme les artistes dans une véritable arène : par sa nature intemporelle, votre adaptation d’On achève bien les chevaux n’a-t-elle pas une forte dimension politique ? 

Bruno Bouché : Il n’y a pas d’attentisme. Nous intéresse avant tout l’humanité questionnée dans ce spectacle, sachant que nous sommes du côté de la vie. Par contre, avec une création faite par trois artistes, nous pouvons parler en effet d’une démarche politique. Elle passe par la présence de tous ces danseurs et comédiens sur le plateau, le choix d’une scénographie réduite pour privilégier le paiement de cachets d’intermittents. Si ce que nous dénonçons sur scène n’est pas mis en pratique, à quoi bon ? De même, On achève bien les chevaux n’excède pas 1h40 pour que le spectateur soit pleinement inclus et que nous ne soyons pas dans une démonstration de force. Nos travaux respectifs s’unissent ici dans une pensée de la troupe qui guide en profondeur notre vision du spectacle vivant. 

* Cette rencontre s’est faite en l’absence de Clément Hervieu-Léger.