Marc Lainé

Marc Lainé est diplômé de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. Il travaille d’abord régulièrement en tant que scénographe pour le théâtre et l’opéra pour lesquels il a réalisé plus de soixante-dix scénographies. Depuis 2008, Marc Lainé conçoit ses propres spectacles. Affirmant une écriture résolument “pop” et une démarche transdisciplinaire, il y croise le théâtre, le cinéma, la musique live et les arts plastiques.
À partir de 2010, il crée sa propre compagnie, La Boutique Obscure, et écrit désormais ses spectacles. En janvier 2020, il prend la direction de La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche. Marc Lainé enseigne également la scénographie dans différentes écoles d’architecture et d’art dramatique, notamment l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT), l’École de la Comédie de Saint-Étienne et La Manufacture de Lausanne. Les textes de ses spectacles sont publiés chez Actes Sud-Papiers.
Propos recueillis en mars 2023 par Aïnhoa Jean-Calmettes
Nos paysages mineurs se déroule entre 1969 et 1976. Pourtant, les thèmes qu’elle aborde résonnent avec certains sujets de société actuels, notamment la critique du patriarcat. Pourquoi avoir situé l’action de votre récit dans ce contexte historique ?
Cette période a été marquée par l’engagement politique d’une grande partie de sa jeunesse. La génération de mes parents a eu la volonté de renverser tous les systèmes de domination. Mais, si cette vague émancipatrice a fait évoluer la société et les mœurs comme rarement dans l’histoire, elle s’est soldée dans l’imaginaire commun (c’est-à-dire dans le récit dominant qu’on en fait aujourd’hui) par un échec, pire encore, par une forme de dévoiement de ses idéaux. Ma génération, elle, a été tétanisée par cet échec et par la suspicion à l’égard de toute pensée utopique. Aujourd’hui, la nouvelle génération reprend les combats passés et c’est une bonne nouvelle. Elle repart au front avec ses propres arguments et sans hésiter à remettre en question les dérives que « la pensée soixante-huitarde » a pu générer, notamment dans les relations homme-femme. J’ai mis des guillemets pour évoquer la pensée soixantehuitarde, car cette période était brassée par des courants de pensée infiniment riches et contradictoires tels, qu’il est, à mon sens, impossible de la définir précisément sans la réduire. Il est question dans ma pièce de la rencontre entre un écrivain professeur de philosophie et une jeune femme issue des classes populaires. Et de la façon dont cette femme aura à se libérer de l’influence destructrice de cet homme qui, malgré toutes les bonnes intentions qui l’animent, lui interdit toute réelle émancipation. J’ai cherché aussi à montrer à quel point le personnage masculin, loin d’être une simple brute, a lui-même agi par des réflexes propres au patriarcat, réflexes qu’il cherche à contenir, à maîtriser, sans y parvenir. Mais je n’ai pas souhaité écrire une pièce à thèse. Les deux personnages sont, à mon sens, complexes et émouvants, tour à tour laids ou bouleversants, humains. Choisir de situer Nos paysages mineurs à cette période était une façon pour moi d’aborder ces sujets essentiels (la critique du patriarcat, mais aussi l’accès à l’art et à la culture comme vecteur d’émancipation) avec la distance et le recul que le décalage historique suppose, pour préserver la complexité et les nuances dans la façon dont j’allais les traiter.
La construction de votre récit est assez singulière. La pièce donne l’impression d’une continuité dialoguée dans le compartiment d’un train, pourtant l’histoire de ce couple dure sept ans. Pourquoi ce procédé ?
Il confère à la pièce, je crois, une dimension presque fantastique. D’abord dans le rapport au temps et à l’espace. Le fait que les personnages ne quittent jamais ce compartiment de train mais que l’on traverse sept ans de leur vie crée une étrangeté qui m’intéresse. Une sorte de trouble entre le temps de la représentation et le temps de la fiction. Cette question du trouble entre fiction et réalité est d’ailleurs centrale dans mon récit. Le personnage masculin est un romancier qui va écrire à partir de la vie de la femme qu’il aime un livre dont elle est l’héroïne (un livre dont l’histoire se déroule précisément dans un train, mettant en abîme le spectacle) et, ainsi, l’emprisonner dans une fiction. Le plus grand combat de cette femme sera alors de se libérer de cette représentation fictionnelle d’elle-même.
En finir avec leur histoire est la suite de Nos paysages mineurs. Pourquoi aimez-vous tant travailler par cycles ?
La série est dans l’air du temps, mais je crois surtout que je m’attache aux personnages et aux motifs que je découvre en écrivant mes pièces et que je ne pourrais pas en faire le tour avec un seul spectacle. Travailler par cycles permet de déplier une réflexion, de lui apporter plus de complexité. J’avais déployé jusque-là un cycle sur la culture populaire en créant une série de pièces de genres. Le cycle inauguré par Nos paysages mineurs est à la fois intime, politique et historique. Dans la première pièce, on suit la vie d’un couple – de leur rencontre à leur séparation – en sept séquences, toutes situées dans le même compartiment de train mais séparées chacune par une ellipse d’un an. La pièce se déroule entre 1968 et 1975. Dans En finir avec leur histoire, on retrouve ce même couple, dix-sept ans après leur rupture, le temps d’une balade décisive dans Paris au cours de laquelle tout ce qui n’a pas pu se dire, tout ce qui est resté en suspens, va tenter de se résoudre. On découvre notamment qu’ils ont eu un enfant un an après leur séparation.
Comment entremêlez-vous l’intime et le politique dans ce second volet ?
Nos paysages mineurs raconte comment un écrivain issu de la bourgeoisie, Paul, ne supporte pas qu’une femme issue du prolétariat puisse s’émanciper en dehors du cadre qu’il a lui-même fixé dans un surplomb, certes pétri de bonnes intentions, mais dans un surplomb quand même. Je poursuis cette réflexion sur la manière dont les rapports amoureux sont structurés par les origines sociales et les luttes de classe ou de genre. Mais dix-sept ans après, les deux personnages ont bien évidemment changé. Liliane évolue désormais dans un milieu qui est très loin de celui de ses origines. Elle est ce qu’on appelle aujourd’hui une transfuge de classe et ses idéaux se trouvent bouleversés par cette « métamorphose sociale », même si cette dernière demeure, au fond, assez relative. Les échecs artistique et financier de Paul, l’inscrivent, contrairement à Liliane, dans une trajectoire de déclassement. Leurs destins croisés et contradictoires sont donc, je crois, particulièrement symptomatiques de cette génération des « boomers » que l’on accuse souvent d’être à l’origine d’un irréversible gâchis, économique, écologique et idéologique. Mon propos sera néanmoins plus tendre et nuancé.
L’échec amoureux de Paul et Liliane peut-il être lu comme une métaphore des échecs des utopies socialistes ?
Ce n’est pas un hasard si En finir avec leur histoire se déroule en 1992, date de parution en France de La Fin de l’histoire de Francis Fukuyama qui proclamait la victoire définitive du libéralisme. L’utopie communiste a été l’un des cœurs battants de la vie de ces deux personnages. Comme je le fais dire par Paul dans Nos paysages mineurs, leur histoire d’amour devait être une révolution. Au moment où on les retrouve, ils semblent ne plus y croire du tout. Pourtant, très vite, la question qui se pose dans la pièce, c’est : qu’est-ce qu'il reste de leurs rêves politiques comme de leur amour ? Qu’est-ce qui, malgré tout, résiste ? Une des questions intimes centrales d’En finir avec leur histoire, c’est la décision de Liliane et Paul de garder cet enfant qu’ils ont conçu « par accident » au moment de leur séparation et de l’élever en dehors du couple. Dix-sept ans après, ils vont essayer de comprendre ce choix, de nommer ce que celui-ci a scellé de leur amour mais aussi tout ce qu’il a rendu impossible. Pourquoi, alors qu’elle voulait s’arracher au pouvoir de Paul, Liliane décide-t-elle de se lier définitivement à lui en gardant cet enfant ? À quelles libertés renonce-t-elle nécessairement en devenant une mère célibataire ? Et lui, qu’est-ce qui le pousse à garder un enfant dont il n’avait jamais voulu jusque-là. La culpabilité ? La possibilité de préserver une forme d’emprise sur cette femme qui lui a échappé ? Mais peut-être au contraire cette décision, apparemment irresponsable et que tout semble contredire, pose pour eux un acte d’amour ultime, une manière d’accomplir autrement cette fameuse révolution ?
Est-ce pour retrouver cette part perdue d’eux-mêmes qu’ils marchent ainsi dans Paris ?
Oui, absolument. Dans tous mes spectacles, je me pose en quelque sorte des défis scénographiques et narratifs, souvent en cherchant à « faire voyager » mes personnages sur scène (en voiture dans Vanishing Point, en train dans Nos paysages mineurs, par exemple). Dans En finir avec leur histoire, je voudrais tenter de raconter une histoire en « temps réel » et fabriquer au plateau un plan-séquence d’une heure dans les rues de Paris. Sur scène, il y a, d’un côté, deux grands tapis roulants de marche entourés de deux écrans où défilent des images de Paris ; de l’autre, un banc et un lampadaire où Paul et Liliane marquent parfois des pauses dans leur déambulation. Pour reprendre leur souffle mais aussi pour chanter en duo. Comme dans Nos paysages mineurs, la forme comédie musicale clignote à nouveau dans le spectacle. C’est toujours le violoncelliste Vincent Segal qui compose et joue en live la musique de cette création. Mais c’est encore, bien sûr, une forme de voyage mental qu’accomplissent mes deux personnages. La géographie projetée sur les écrans est moins naturaliste qu’impressionniste et intime : c’est avant tout dans leurs souvenirs qu’ils voyagent, par flash-back. Quant aux tapis roulants, laissés à vue, ils restent la métaphore d’un couple qui marche côte à côte sans réussir à avancer, sans réussir ni à se séparer ni à se retrouver…