Kristof Hiriart

© Guillaume Saint James

Natif de Bayonne, installé depuis 2001 au Pays basque avec sa compagnie LagunArte, Kristof Hiriart est un passionné de l’oralité, un musicien qui change sa voix comme son corps en un instrument vocal ouvert à toutes les perceptions, toutes les aventures. Musicien aux côtés d’artistes de jazz, de musiques contemporaine ou traditionnelle, il multiplie les collaborations et déploie un travail qui embrasse autant le collectif de solistes de l’Organik Orkeztra avec Jérémie Ternoy que des spectacles à plusieurs ou en solo en direction de petits de six mois à cinq ans, spectacles pour lesquels il ne cesse également de tourner.

Votre nouvelle création en codirection avec Jérémie Ternoy pour l’Organik Orkeztra s’intitule Ritual. Un tel titre ne résume-t-il pas à lui seul votre démarche : la création d’un collectif à même de nous faire partager une expérience sonore inédite, et par là-même créer une forme nouvelle de communauté ?

L’Organik Orkeztra est un groupe de personnes qui se retrouvent pour rêver et créer ensemble. À chaque aventure, Jérémie Ternoy et moi-même réunissons des personnalités singulières et variées, avec des backgrounds très forts !  Je les perçois tous comme des gens « « sûrs » ; j’entends par là qu’ils le sont dans leur vie comme dans leur capacité à écouter les autres, pas seulement en musique, mais bien d’écouter le monde qui les entoure. Chaque spectacle nous met en lien avec la force de la musique, qui est « le langage le plus pur », mais surtout la forme la plus ouverte, la plus transfrontalière. À cela s’ajoute que nous sommes sur une terre de tradition, avec une musique qui l’est également, dans laquelle j’ai grandi en tant que Basque. Je m’intéresse à l’inscription de cette musique populaire dans notre territoire et me pose sans cesse la question de ce que je fabrique, où et comment je le fabrique, pour quoi et pour qui. Ce questionnement, cette tension débouchent naturellement sur un rapport au rituel. J’en ai observé beaucoup dans le Pays basque. L’Organik Orkeztra est comme un village pour mener à bien Ritual : un petit monde où existe la singularité de chacun. Ce n’est pas un big bang, mais douze solistes qui forment un collectif.

Votre vision du spectacle comme de ce collectif « qui fait communauté », vous le mettez très vite en lien avec la culture basque et un souci d’adresse, un lien sensible avec les spectateurs… 

Il faut préciser d’abord qu’il existe des formes populaires qui se jouent sur les places publiques : les gens en connaissent très bien les ferments. Avec Ritual, et nos spectacles en général, nous nous éloignons de la tradition populaire pour aller vers la création, l’évocation, la métaphore. S’il s’agit de faire la différence, j’ai bien conscience que l’un nourrit l’autre. Par ailleurs, certains des solistes ne sont pas basques ! Ce que nous privilégions, Jérémie Ternoy et moi, pour la création musicale, au-delà des termes de jazz ou de musique improvisée, c’est l’idée de variation. C’est le mot-clef pour désigner la démarche de l’Organik Orkeztra, dont le travail est incorporé dans ma compagnie LagunArte avec laquelle je fais d’autres spectacles dont ceux pour les petits (et les grands) proposés cette année par la Scène nationale. Le mot variation n’entre pas dans des cases. Nous offrons avec Organik Orkeztra une représentation du monde. Le public en est témoin et notre vœu pour Ritual, c’est de poursuivre cette identification forte avec les musiciens afin de générer un rituel en cours. Un rituel permet de s’approprier le monde qui nous entoure ; il peut éventuellement amener à une transformation. Avec Jérémie Ternoy, avant une seule note de musique, nous avons écrit énormément de codes, de règles : Qui fait quoi ? Pourquoi ? À quelle vitesse ? Nous écrivons la musique, la partageons avec l’orchestre puis la réécrivons ! Une dramaturgie est écrite, comme la vie… dont je pense qu’elle est souvent déjà écrite, ou comme dit le poète Léon-Gontran Damas dans Black-Label : « Je me ris du hasard mais jamais du destin » ! Il s’agit de créer un paysage que les musiciens puissent habiter pleinement. Ce qu’ils font. Il s’agit d’emmener le spectateur vers un déplacement, une écoute particulière fine, délicate. Ritual est un programme quasi acoustique ; il crée une image sonore et physique particulière, permet l’identification. La voix dans ce spectacle joue un rôle important ; elle ne passe pas seulement par moi mais unit par le chant l’ensemble des musiciens. Mon terrain de recherche et de création demeure l’oralité ; l’orchestre chante, devient chœur, les solistes n’hésitent pas à poser leur instrument dans de tels instants.

Une autre grande partie de votre travail, avec votre compagnie LagunArte, ce sont les créations pour enfants. Up en constitue un nouveau volet alors que Igo s’ouvre pour la première fois aux adultes… 

Je raconte dans Up comme dans Igo, ce qu’est grandir. Je recours pour cela à une échelle… pas d’acrobaties mais l’importance d’une scénographie souvent en lien avec des objets. Le dernier spectacle jeune public était un rituel de la métamorphose : là, je propose un moment sur l’élévation, comment avec la voix tout individu peut se sentir mieux, prendre de la distance. Si Up se prononce « eup » en anglais et signifie « haut », il se dit « oup » en basque et signale l’attention, la prudence. L’expérience proposée avec Up à des enfants de 0 à 5 ans, c’est de s’élever avec la voix à des points insoupçonnés, de très petit à très haut. Cette dynamique peut aller dans la vie jusqu’au vertige : il faut donc être prudent. Je me suis intéressé au jeune public au départ par des expériences vocales dans différents lieux, un supermarché ou un EHPAD. Les tout-petits m’ont bouleversé par la qualité de leur écoute. Depuis je ne cesse de dire à des musiciens de mener pareille expérience : leur vie s’en trouvera changée ! Jouer en leur présence m’a fait prendre conscience de mes propres investissements, de mes propres recherches. L’écoute d’un petit est si palpable, si dense, que le moindre laisser-aller de l’artiste est voué au plantage ! Avec Up, je travaille une nouvelle forme avec des objets, des matières, ignorant ce qui me servira lors de la représentation. J’ai ainsi fabriqué un fouet en crin de cheval, comme ceux du carnaval en Navarre pour chasser les mauvais esprits ; je fais une expérience autour du souffle avec un doudouk arménien ; j’essaie des rhombes australiens… et me rends dans la montagne pour affronter mon propre vertige ! Ce qui me permet aussi d’entendre les vaches et leurs cloches, toutes ces harmoniques qui me fascinent et prennent en altitude une ampleur incroyable. Mes spectacles se nourrissent de ces essais, de ces tentatives, pour ensuite devenir ces moments sonores dans lesquels la voix a une place centrale, souvent dans un jeu avec l’eau.

Avec Igo, vous ouvrez le territoire de Up au monde des plus grands, donc des adultes… 

Lorsqu’ils créent des formes tous publics, il arrive à certains artistes d’en faire une version jeune public qui à mes yeux est trop souvent une réduction plutôt qu’un autre déploiement. Quand un spectacle existe vraiment dans sa cohérence, il est difficile de le réduire. Il faut mieux tenter autre chose, redéfinir le projet. D’ailleurs, réduire prouve que l’entièreté de la chose n’était pas bonne… Conscient de ce constat, je ne peux envisager Igo face à un Up que comme une variation, née du désir de nombreux adultes, qui venant avec leurs enfants, des tout-petits de 0 à 5 ans, à mes spectacles, livraient deux impressions : leur immense surprise à voir leurs enfants médusés devant mon travail sur l’oralité, la voix et l’objet, et leur désir immédiat d’avoir « leur spectacle à eux ». Eux-mêmes étaient médusés par l’état d’écoute de leur enfant, qui est aussi un état de vie, qui les ramène à leur propre enfance. J’ai donc décidé de ne pas délayer Up mais d’emmener cette démarche vers le monde adulte. Et je suis bien servi : si Igo décomposé peut donner « I Go », ce qui signifie en anglais « je vais », un sens basque de ce mot veut également dire « gravir » !