Marguerite Bordat
Scénographe, plasticienne, elle s’engage très tôt dans une importante collaboration avec Joël Pommerat avec qui elle forge sa sensibilité à la scène et à tous ces composants. Après une décennie de travail et de créations, elle s’éloigne de la compagnie Louis Brouillard pour initier d’autres projets, d’autres expériences scéniques. Avec la marionnettiste et metteuse en scène Berangère Vantusso, elle partage le désir d’aller vers un théâtre hybride, au croisement des arts plastiques et du théâtre. Ensemble, elles imaginent une forme singulière qui met en scène des acteurs et des marionnettes hyperréalistes, présences singulières qui troublent la perception du réel et ouvrent un espace de jeu théâtral inédit. Toujours plus attirée par des tentatives de renouvellement de la forme théâtrale, elle privilégie des collaborations avec des auteurs ou des metteurs en scène qui, comme elle, sont attachés à la dimension de recherche, de mise en danger, de réinvention. Elle signe la scénographie et parfois les costumes d’un grand nombre de projets initiés par des metteurs en scène tel qu’Eric Lacascade, Pascal Kirsch, Guillaume Gatteau, Pierre-Yves Chapalain, Jean-Pierre Laroche, Lazare... Pierre Meunier, qu’elle rencontre sur un Tas en 1999 l’invite à participer à plusieurs chantiers (Le Tas,Les Egarés, Du fond des gorges, La Bobine de Ruhmkorff). Elle se prête joyeusement aux frictions poétiques avec la matière qu’il initie et devient peu à peu un membre important de l’équipage Belle Meunière.
Vous venez à la Scène nationale du Sud-Aquitain avec trois spectacles : Terairofeu, Rien de grave et Buffet à vif. Chacun propose une véritable expérience. En investissant le plateau avec des matériaux divers, vous vous livrez à une grande opération de transformation. N’est-ce pas avant tout un « théâtre de la matière », émouvant et ludique, que pratique la compagnie La Belle Meunière ?
La matière est notre combustible, l’endroit d’intérêt qui donne à notre compagnie un désir de recherche : des cailloux, la vase, des ressorts. Ce n’est pas « une idée », c’est une attraction, l’envie de chercher à partir d’un matériau qui appelle un dialogue. Il ne s’agit pas d’un théâtre d’objets, plutôt d’un théâtre animiste : la matière est un partenaire de jeu. Ainsi, dans Rien de grave, la vase se révèle être une grande directrice d’acteurs. La matière met l’acteur à distance ; il va chercher le lien hors de toute psychologie. Quelque chose naît sans que nous sachions quoi au préalable. Une réflexion est d’abord menée avec les acteurs pour révéler leurs intérêts, leur « fonctionnement », avec une matière centrale. Plus cette démarche vient d’eux, plus ils gardent un lien avec elle pour chaque représentation. Terairofeu a été joué plus de deux cents fois, toujours avec une invention et un imaginaire renouvelés. Inspiré par les textes du philosophe Gaston Bachelard, ce spectacle tous publics porte sur les quatre éléments, perçus de manière anxiogène aujourd’hui. Là, nous établissons un rapport heureux ! Deux acteurs, homme et femme, crée un binôme de jeunes gens qui s’amusent avec des déchets, ce qui ne relève en rien du matériau noble. Nous aimons chercher, créer, à partir du « déconsidéré ».
Vous traversez une intense période de recherche en préalable de chaque spectacle. Comment la menez-vous, sachant que vous avez un lieu à Hérisson, le Cube, qui vous permet d’élaborer vos spectacles ?
Il s’agit d’une immersion. L’enjeu est d’avoir du temps ; notre propre lieu le permet. Nous n’allons pas vers un spectacle : nous nous mettons au présent, pour que ce temps d’expérimentation, de rencontres et de rêveries, soit au maximum. Il s’agit de partager des éléments de recherche ensemble, du champ culturel au champ scientifique. Cette manière de créer permet de « charger » notre recherche, d’inventer en improvisant.
Rien de grave, Buffet à vif, Terairofeu offrent des sensations fortes aux spectateurs : comme si nous assistions à une sorte de réaction chimique en direct...
Il s’agit de découvrir un état pour créer les spectacles. Il permet ensuite de jouer avec les déchets dans Terairofeu, de détruire un buffet de campagne dans Buffet à vif ou de danser dans la vase dans Rien de grave. Ce que nous sommes parvenus à créer, nous devons le retrouver à chaque représentation. Il s’agit également d’un état amoureux. Amoureux du vivant, de la matière. Une fois que nous avons atteint cela, nous éprouvons à l’intérieur d’une trame très écrite une vraie liberté. Terairofeu évolue sans que nous cherchions à le faire de l’extérieur, semblable à des végétaux qui prolifèrent dans une serre…
Terairofeu est plus un champ d’expérimentations mené par deux enfants qu’une histoire à dévoiler…
Je n’aime pas raconter un spectacle. Nous donnons à chacun une manière de penser nullement univoque. Il n’y a rien à décrypter. Nous sommes ravis quand le public fait son chemin dans le spectacle. Nous proposons des matériaux pour que chacun engage sa propre réflexion à partir d’expériences et de situations. Ces matériaux peuvent aussi relever de l’oralité ou du son. Avec Terairofeu, il ne s’agit pas de représenter les quatre éléments. Nous voulons offrir aux enfants le plaisir de les éprouver, être plus dans le sensoriel que dans le cérébral. Il s’agit de vivre quelque chose de joyeux avec les restes des restes, trouver une manière de ré-aimer le monde, la planète sur laquelle nous vivons et qui nous fait vivre. Nous évoluons toujours sur un fil entre le tragique et le burlesque. Ce spectacle parfois me fait pleurer là où il fait hurler de rire les enfants. Chaque spectacle est comme un cadeau ; libre à chacun d’en faire ce qu’il souhaite.
Chez vous, il n’y a pas une « esthétique du lisse », du propre, du maîtrisé. Des déchets, un buffet explosé, de la vase : il faut de la transgression pour aller vers l’imaginaire…
Nous fabriquons des plateaux propices aux accidents. L’aléatoire y est tout à fait acceptable, et même profitable pour les acteurs et le plateau. Nous ne savons pas comment va réagir la matière avant la représentation, impossible de savoir comment on va glisser sur de la vase ou comment va réagir le buffet ! Ceux qui sont sur le plateau sont dans une attention particulière, une attention aux détails qui les met aux aguets. Cet état d’esprit leur permet d’aller vers le spectacle avec curiosité et de nous emmener vers l’inconnu. L’autrice Babouillec, avec laquelle nous avons travaillé, dit : « mystérieusement les soifs d’aventure s’autocensurent ». Avec Terairofeu, ou d’autres spectacles, si le public en sortant a envie de fabriquer, créer, ou, comme des enfants, de sauter dans une flaque d’eau, j’en suis ravie. J’aime bien imaginer que l’état sur le plateau est celui que nous renvoyons.
Ces expériences scéniques, souvent drôles, sont poussées jusqu’au bout. N’offrent-elles pas à l’enfant comme à l’adulte une forme d’affranchissement grâce à cette utilisation libre, joueuse et irrespectueuse de la matière ?
Depuis des années, nous réfléchissons à la norme. Sommes-nous normaux ou normés ? Souvent c’est le second terme qui prime. Déjà, c’est bien de se poser régulièrement, déjà à soi, la question. Nous essayons de déplacer le curseur. Pour Rien de grave, nous jouons avec la norme et aussi l’insistance. Le premier état de ce spectacle fut d’abord un film, réalisé après notre spectacle La Vase, qui portait sur l’informe. Nous sommes allés au-delà du déconsidéré : la vase, nous n’en faisons rien, c’est invendable ! Nous avons d’abord exploré avec quinze acteurs lors d’un Chantier nomade ce matériau, avant de lancer l’idée de danser un menuet dans la vase. Nous avons conçu ce spectacle, sous forme d’un nouveau film, pendant le confinement en invitant tous nos amis ! Le film a fait un buzz inattendu. Voir des gens lutter avec une matière glissante à même d’évoquer la résistance, l’insistance, avec ce désir de tenir debout, de tout faire pour que ça dure, ça évoque la vie. La musique du Bourgeois gentilhomme de Molière par Lully, d’abord dans une version enregistrée, a fait place ensuite à la présence de musiciens. Aujourd’hui, nous proposons en amont à des amateurs de danser et des musiciens de jouer sur le plateau. Une accumulation d’intuitions a permis ce spectacle. Il s’agit d’une aventure semblable pour Buffet à vif, créé dans le cadre des Sujets à vif au Festival d’Avignon. La destruction d’un buffet de cuisine a donné naissance à une forme plus longue. Une suite s’est inventée : la recomposition au sol du meuble, une sorte de tableau et d’archéologie collective durant laquelle les spectateurs viennent m’aider. Ça se fabrique collectivement. Selon les lieux de représentation, l’implication du public varie. À Sarajevo, au bout de trois minutes, j’avais à mes côtés tous les spectateurs… Nos spectacles réveillent chez certains le désir de se reconnecter avec l’être créateur en soi. Vase, buffet détruit ou déchets : il s’agit de reconsidérer, d’atteindre un état de rêverie, à propos de choses devant lesquelles nous passons souvent sans nous arrêter. Aujourd’hui, beaucoup de personnes reconsidèrent la valeur de ce qui existe hors des écrans. Ce sont des états méditatifs, nourrissants et cathartiques. L’éprouver en soi donne envie de le partager. Nous avons cette richesse, ce pouvoir : l’imaginaire.