María Muñoz & Pep Ramis

Depuis 1989, María Muñoz et Pep Ramis développent avec la compagnie catalane Mal Pelo un langage chorégraphique singulier, ouvert aux autres disciplines. Alternant créations et tournées internationales, ils nourrissent leur démarche de rencontres et d’expérimentations. En 2001, ils fondent à Gérone L’animal a l’esquena, centre de recherche artistique où se croisent chorégraphes, musiciens, vidéastes et penseurs.
Pep Ramis, vous êtes le cofondateur aux côtés de María Muñoz de Mal Pelo, l'une des compagnies espagnoles – basée en Catalogne – les plus réputées aujourd’hui, en Espagne et à l’étranger. La nouvelle création de votre compagnie, WE. Nous et les temps, s’est faite en 2025 après plusieurs pièces autour de la musique de Bach. Elle accueille douze danseurs et danseuses, une distribution intergénérationnelle inédite puisque seulement trois d’entre eux ont déjà travaillé avec María Muñoz et vous. Pourquoi cette pièce de groupe ?
María Muñoz et moi avons passé la soixantaine et la compagnie a 35 ans. 35 ans d’expérience. Nous avons souhaité travailler sur l’idée de la transmission. Transmettre, ça veut dire passer de « l’information » sur le langage scénique de la danse, mais il s’est agi pour nous de l’éprouver ici dans les deux sens, des deux chorégraphes-danseurs que nous sommes vers des plus jeunes, et inversement. La première question a été d’explorer ensemble le langage scénique. Il se traduit différemment dans chaque corps. Nous sommes habitués María et moi à travailler avec des interprètes qui ont « voyagé » avec nous. Avec ces danseurs plus jeunes, s’est posée la question de ce que l’on peut générer dans des corps aujourd’hui, qui traversent et éprouvent d’autres intérêts, d’autres formations, d’autres parcours, culturels, politiques ou sociaux. Sur quatre mois de répétition, nous en avons pris presque la moitié pour affiner en commun un langage de la danse, du mouvement… Il y a eu un travail d’écoute énorme de toutes parts. Nous devions découvrir au mieux leurs potentiels, favoriser un accès à notre langage scénique, qui est fortement poétique, en relation avec nos autres collaborateurs, qu’il s’agisse du son, de la lumière ou de l’espace. Progressivement, un partage s’est fait entre ces corps, ces âmes. La question de la transmission est donc au cœur de cette pièce : Que peut-on donner ? Quelle place laisser au sujet ? etc. Ces interrogations traversent WE. Nous et les temps, à travers la danse, les corps et les textes retenus.
Vous deviez apprendre d’elles et eux, mais vous, avec une quarantaine d’années de pratique, de quoi avez-vous hérité ?
Oh, de plein de choses ! Un langage artistique se nourrit de tout. De toute une vie. Nos références ne proviennent pas seulement de la danse. Il y a une dimension éthique que je tiens de mon grand-père, par exemple, un paysan. Une façon d’être dans la vie, simple, austère. Quelque chose d'essentiel dans sa personnalité, je m'en rends compte maintenant, m’a beaucoup apporté : c’est un peu ce que je cherche sur scène aujourd’hui. L’essence des choses. Être simple. Difficile d’être simple et concret. Dire quelque chose avec peu de mots, de mouvements. Nous avons aussi des références littéraires, cinématographiques entre autres. Comme danseurs et chorégraphes, María et moi nous sommes beaucoup nourris d’artistes américains. Surtout Steve Paxton, avec la danse contact, ou Lisa Nelson, très proche avec ses « tunning scores » ; tout ce qui concerne le post-modernisme. Ces rencontres nous ont donné une grande ouverture de pensée sur la danse. Le corps est une machine énorme, complexe. Il s’agit de savoir comment l’habiter, le gérer, construire un langage, communiquer avec le public. On n’en a jamais fini…
Votre écriture chorégraphique croise la danse, la musique, le texte dit, projeté ou en voix-off, et déploie une scénographie d’une forte dimension plastique qui passe aussi par la vidéo. We. Nous et les temps réunit tous ces éléments dans une grande forme. N’avez-vous pas écrit avec cette création une sorte de manifeste ?
Oui, complètement d’accord ! C’est un sentiment partagé par nombre de personnes qui suivent notre travail depuis longtemps. Et dans le même mouvement, cette pièce regarde vers le futur. Elle correspond à notre écriture pour de multiples raisons, déjà par sa nature très épurée. Elle parle de la manière dont un individu tente de se construire et de ressentir. Il y a le choix des textes, dont le poème Séparation de l’écrivain John Berger, qui a collaboré avec nous pendant douze ans et est venu à plusieurs reprises nous visiter à notre lieu de travail et de partage, L’animal à l’esquena. C’est une ancienne ferme rénovée depuis 2000, en Catalogne, dans laquelle nous accueillons des artistes de tous les horizons et où nous élevons des animaux et réalisons notre propre production d’huile d’olive ! Ce n’est pas le seul texte ; l’un d’eux vient d’une chanson de Nick Cave, des paroles prises comme telles, hors de sa musique. Et puis il y a la composition musicale de Fanny Thollot. En passant toujours de manière fluide de la musique au son, de la danse au texte, WE. Nous et les temps poursuit notre travail, avec la gageure relevée d’avoir douze danseurs sur scène. C’est une œuvre chorale dans laquelle chaque interprète est visible.
Vous explorez un principe premier de la danse : la marche. En solo ou en groupe, sur scène ou dans une projection vidéo tournée dans les Alpes pyrénéennes françaises, avec tous les danseurs et danseuses se déplaçant dans la neige. L’abord des passages solo par de jeunes interprètes montre une danse plus heurtée de leur part, presque plus douloureuse…
Nous avons travaillé sur la tension dans le corps, avec des oppositions comme idée de base. Il s’agit parfois de créer contre la musique, d’éviter une danse qui relève de l’illustration. Nous nous sommes filmés en train de marcher dans la neige et c’était très beau de voir la fatigue et le froid dans ces corps, une sensation très concrète à garder sur scène… L’exil dans l'histoire de l’être humain est constant. Il y a toujours eu des déplacements de populations, ou d’individus ici et là. Dans l’exil se posent des questions d'identité, de groupe, comment s’établir dans un nouveau lieu, commencer une nouvelle vie, se reconstruire…
WE. Nous et les temps nous met en présence d’un groupe, mais également de soli. Nous éprouvons quelque chose de l’ordre de l’altérité, sans rien de démonstratif…
Créer un lien entre la simplicité du geste et le détail est à la fois simple et difficile. Il ne faut pas interpréter ou souligner pour indiquer une protection ou une écoute. Une phrase dans le spectacle dit que Dieu devrait normalement être ici… mais qu’il n’est pas là ! Si nous enlevons cette dépendance à un être supérieur de quelque ordre que ce soit, qu’est-ce qu'il y a ? Eh bien « Nous ». C’est à nous de trouver la solution des problèmes. À nous de gérer. Il s’agit de nous, de prendre soin de nous. La question qui a été posée à ces jeunes interprètes a été de fait : Que voulez-vous pour la prochaine génération ? Pas la vôtre mais bien celle d’après. Pas facile de répondre… Le désir de passer quelque chose a été formulé devant celui de vouloir quelque chose. Le rêve, c’est l’espoir. Il y a toujours de l’espoir dans l’humanité. Ce passage est énoncé dans le spectacle : c’est la transmission d’un chaos à la fois terrible et beau.
WE. Nous et les temps se déploie en somme comme des expériences de vies, une invitation en tout cas à redécouvrir la vie comme une expérience. Vous parliez de rêve et d’espoir. N’y a-t-il, à la fois audible, lisible, également invisible, sensible, dans votre spectacle une foi absolue dans la poésie ?
La poésie est vitale de nos jours. Dans la poésie, il y a toujours l’envie de voir les choses différemment, d’expliquer le monde autrement, de déplacer les points de vue, de choisir une autre narration. À l’heure où l’on dit comment et quoi penser, lire, voir les choses, même d’un point de vue éthique, la poésie ouvre d’autres possibilités, apporte de l’air, des perspectives. Cette connexion avec la poésie nous fait entrer et vivre dans des mondes plus réels que la réalité qui nous est donnée de vivre. La poésie nous est essentielle… même la plus simple qui soit.