Martin Harriague

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Entré au Ballet National de Marseille comme danseur en 2009, il poursuit depuis son activité avec de nombreux chorégraphes et a travaillé également comme assistant. Ses chorégraphies ont obtenu plusieurs prix à Stuttgart ou Copenhague. Il est artiste associé au Malandain Ballet Biarritz de 2018 à 2021 et à Scène 55 Mougins depuis 2023. Il a signé en 2022 Gernika pour la compagnie Bilaka

Entretien avec Martin Harriague, par Marc Blanchet, juin 2024

Avec pour titre Crocodile, votre nouvelle création intrigue, puisqu’il s’agit d’un duo amoureux…

Pour bien répondre, le mieux est de commencer par une petite anecdote ! La danseuse et chorégraphe Émilie Leriche, qui n’est pas ma partenaire dans la vie, m’a rendu un jour visite puisque nous souhaitions travailler ensemble depuis longtemps sur un duo. Elle arrive chez moi pour cette éventuelle collaboration… et voit un crocodile empaillé dans mon salon. Elle me demande ce que je fous avec ça ! Il s’agissait du cadeau d’une tante qui adore chiner et réparer toutes sortes de choses. Un jour, elle m’a apporté ce crocodile de deux mètres de long, pensant que ça pourrait me servir dans une pièce. Quand Émilie Leriche vient, la chose est chez moi depuis plusieurs mois…  D’emblée, elle me dit que ce n’est pas bon d’avoir des animaux morts dans sa maison pour son karma. Et m’invite à étudier la symbolique de l’animal… d’autant plus que, depuis que je l’ai, je n’ai que des problèmes dans ma vie. Nous découvrons que le crocodile est lié au chaos ! Et au monstre biblique, le Léviathan ! Comme au même moment, je souhaitais faire une pièce sur l’amour, après des problématiques politiques, écologiques, ou sur la guerre comme Gernika avec la compagnie Bilaka. J’avais envie de quelque chose d’abstrait, si possible beau et optimiste. Nous avons choisi de proposer un titre à l’opposé de ce que nous traitons sur scène. Enfin, pas totalement. Ce crocodile est une sorte d’épée de Damoclès. Il rôde autour d’un couple et de son amour ; il en incarne le côté fusionnel et destructeur.

Crocodile est le fruit d’une collaboration avec la danseuse et chorégraphe Émilie Leriche. Pouvez-vous nous la présenter ?

Émilie est une danseuse qui a sa manière bien à elle d’appréhender le mouvement. D’emblée, quand je la vois danser, elle me fait vraiment vibrer ! Je l’ai rencontrée à Göteborg, au sein d’une compagnie où elle évoluait alors. Elle a travaillé depuis avec Damien Jalet ou Yoann Bourgeois. Elle a une gestuelle que j’aime. Et puis, il faut le dire ainsi, c’est une femme, ce ne sont pas les mêmes manières de bouger, pas la même sensibilité, sans genrer quoi que ce soit. La relation amoureuse entre un homme et une femme étant ce que je connais, j’ai voulu la chorégraphier par la forme du duo. Comme Émilie Leriche n’est pas ma compagne, il y a une distance, également une complicité et rien de « corrompu » dans l’état actuel de notre relation. Je signe la pièce car elle a demandé à ce que je sois mis en valeur comme lanceur de projet. En studio, j’ai mis en place une méthode pour que nous soyons tous les deux générateurs de mouvements. Une sorte de codépendance se crée. Cette méthode repose sur des mouvements liés à l’espace. Une fragilité surgit dans la pièce dès l’instant où nous perdons toute synchronisation. Un conflit naît alors dans les mouvements ! Dans Crocodile, tout est écrit. Chaque mouvement est lié au mouvement de l’autre. Si nous allons trop vite, nous pouvons nous perdre, sans oublier que nous sommes en plus reliés à une musique en continu ! Tout peut sombrer dans le chaos de manière interne pour les danseurs ; c’est heureusement moins visible pour les spectateurs…

Après Gernika, mais surtout d’autres pièces politiques avec des thématiques fortes, n’avez-vous pas l’impression que Crocodile entame un nouveau cycle dans votre parcours par sa nouveauté ?

J’ai en effet créé ce duo en partie pour répondre à des critiques de presse ou du public. Beaucoup ont éprouvé le sentiment qu’il y avait parfois trop de choses dans mes créations – trop de théâtralité, de texte… Quoiqu’il en soit, je voulais revenir à quelque chose d’apparemment plus minimal, retrouver une implication du corps, une physicalité. Dans ce spectacle, nous n’arrêtons pas de danser sans jamais sortir du plateau. Crocodile raconte une rencontre, une fusion sans conflit. D’abord, ces deux êtres se testent, s’effleurent, avec parfois des gestes maladroits. Puis la fusion est progressive… Il y a un côté narratif, surtout un jeu de rencontres. Nous ne nous parlons pas, pas de vidéo non plus. Je souhaitais revenir au corps avant tout, avec moi comme danseur au centre du projet, plus que chorégraphe.

Votre danse est en effet continûment liée à une partition, Canto ostinato, joué en direct sur scène…

Depuis longtemps, je développe un rapport à la musique. Ici, il s’agit de Canto ostinato, une pièce créée en 1979, d’un compositeur disparu, le néerlandais Simeon ten Holt. C’est en effet un chant obstiné, d’une nature minimaliste et répétitive qu’un auditeur pourrait penser d’origine américaine, car cette musique est proche de la musique de Steve Reich ou de John Cage. Elle se déploie à travers un thème qui se répète jusqu’à se développer et se redéformer, et finalement revenir au thème initial. J’ai toujours eu envie de faire quelque chose sur cette musique, mais c’était trop tôt ! Peut-être Crocodile est-il lié au décès de ma mère voici deux ans. J’étais alors perdu. J’ai chorégraphié alors des pièces sur la présidence et le personnage de Donald Trump jusqu’à rencontrer un sentiment d’incompréhension. Cette pièce n’est pas une renaissance, plutôt un retour à une certaine simplicité.

En somme, l’amour met à nu…

Je suis tombé amoureux après le décès de ma mère, ce qui fut aussi un baume. Quand on est un artiste itinérant, il devient difficile de s’établir et de rencontrer des personnes qui comprennent notre métier…

Si ce fil biographique n’est pas visible, mais exploré secrètement, inconsciemment, au service d’un propos, Crocodile n’en porte pas moins en filigrane la figure du monstre biblique, le Léviathan. Comment faire exister sur le plateau pareille menace ?

Cette recherche chorégraphique est reliée à ma méthode de « Physical translation » (traduction physique). Donnons un exemple : je bouge ma main droite. La dynamique, la temporalité et la qualité de mon mouvement sont traduites par une autre partie du corps d’Émilie. Que nous soyons dans un contact physique ou pas, ce rapport crée une fragilité et demande une grande concentration. Et comme je vous l’ai déjà dit, les musiciens, les deux frères Garin, Julien et Stéphane, de l’ensemble 0, sont aussi sur le plateau ! Ils jouent une version de Canto ostinato pour deux marimbas. Crocodile relève d’une prise de risque constante. C’est un challenge au niveau de la musique comme de la danse. C’est à cet endroit précis que nous éprouvons la symbolique d’un chaos possible. Celui-ci est symbolisé non dans le décor ou les accessoires, mais par le sens politique de la pièce. Car nous sommes en effet engagés physiquement et artistiquement. La composition de Simeon ten Holt n’est pas la plus simple. Une obstination continue est à l’œuvre sur scène… Je pense qu’une partie de mon public fidèle du côté du Pays basque et de Biarritz va être surpris et, j’espère, ému. C’est une pièce sincère. Et puis Émilie Leriche, si elle est timide dans la vie publique, se métamorphose sur scène et devient une créature incroyable, à la fois émotionnelle et émouvante. La présence des deux musiciens ne défait pas cette intimité et même l’intensifie.

Vous êtes devenu directeur du Ballet d’Avignon en janvier 2024, avec douze danseurs et danseuses à accompagner et une programmation à établir. Une nouvelle vie commence dont nous vous félicitons. Toutefois, une question essentielle demeure : qu’est devenu le crocodile ?

Il est chez mon père, dans la maison familiale ! Je n’ai pas voulu le jeter. Je ne connais pas son histoire personnelle. Il a été tué, sûrement maltraité. Nous pensions l’enterrer quelque part lors d’une cérémonie… Si je n’ai pas encore décidé de son sort, une chose est sûre : il ne sera pas sur la scène. En tout cas, dès l’instant où j’ai enlevé ce crocodile de chez moi, j’ai rencontré quelqu’un. Autrement dit : je suis tombé amoureux !