Pascal Rambert

Théâtre, danse, mise en scène : en quelques années, Pascal Rambert a porté sa parole éruptive sur le plateau pour imposer une écriture hors des intrigues et des histoires, et mettre en tension la nature désirante de l’humain. Depuis Clôture de l’amour en 2011, ses productions font l’objet de nombreuses traductions en langues étrangères et font de cet artiste polymorphe l’un des auteurs et metteurs en scène français les plus joués au monde. Sœurs a été ainsi présenté en Estonie et en Espagne. Parmi ses productions récentes, Architecture a été créée en 2019 dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon et fait l’objet comme 3 annonciations d’une importante tournée.

Sœurs et Trois annonciations mettent en scène des figures féminines fortes, avec comme autre dénominateur commun, essentiel dans vos pièces : la parole. Ces êtres de parole oscillent entre une parole libérée et le désir de prendre la parole. Dans les deux cas, une violence intérieure est là et la volonté de dire les choses jusqu’au bout… 

Dans mes pièces, les femmes comme les hommes prennent la parole pour répondre à quelque chose d’insatisfaisant, toutefois la parole demeure toujours insuffisante… L’impossibilité du langage, j’en ai fait ma vie. J’en connais les limites, mais je me bats au quotidien pour tenter d’en élargir le pourtour, agrandir le territoire de la langue, essayer d’en montrer l’infinie possibilité, tout en me heurtant sans cesse à ces limites. Comme mes personnages, j’éprouve cette intense volonté de dire : c’est comme le saut en hauteur avec la technique du Fosbury : ne plus sauter en ciseaux mais en enrouler son dos contre la barre. L’envol, la prise de départ, le saut sont à l’image de la langue : ils expriment cette envie de tout dire parfaitement mais demeure quelque chose d’indépassable. Il demeure impossible de sauter à trois mètres du sol même en gagnant des demi-centimètres chaque année. Une loi nous empêche toujours d’aller plus loin. Concernant les rôles de femme, c’est aussi « politique » : le théâtre classique n’offre pas assez, de mon point de vue, de personnages féminins à explorer dans les grandes largeurs. Le théâtre contemporain le fait davantage. Ceci sans dire que je suis un auteur féministe. J’écris pour des femmes, mais je n’en fais pas un fer de lance. Je comprends mieux aujourd’hui ce que j’écris : donner une forme à un flux psychique, dire les allers retours de la pensée. Cette limite m’obsède jour et nuit, entre les choses conscientes que je fais dans une journée (notamment la mise en scène) et mille pensées. Je travaille sur tout cela : l’amour absolu du réel et ces absolues rêveries. 

La parole est chez vous particulièrement frontale : si ce qui est dit à l’autre l’est à soi-même, vos personnages se heurtent à une sorte de frontalité intérieure. Parler à l’autre, c’est se heurter à soi. Éprouvez-vous cette violence dans vos textes ? 

Je suis comme beaucoup d’individus victime de mes propres démons. Je ne sais les guérir et ne le cherche plus… et ça me plaît d’en être l’esclave, de consacrer ma vie à quelque chose que je ne maîtrise pas pour en faire parfois de l’Art. J’ai le sentiment que tout a déjà été écrit, toutefois j’éprouve le besoin que ça sorte. Je dois remplir ce contrat jusqu’à ma mort. J’ai peut-être soixante-huit ou cent quarante pièces de théâtre en moi, elles me préexistent. Mes personnages sont de fait dans ce rapport-là : ils essaient de dire des choses vraies. Ça saute aux yeux dans Sœurs, ce besoin de dire, cette manière d’être victime de la nécessité de dire les choses. Sœurs ou 3 annonciations, c’est la même pièce qui se joue à chaque fois, avec des gens qui veulent donner une forme à quelque chose en eux : désir de vivre, chagrin, besoin d’amour, consolation…

Le spectateur pourrait presque se dire qu’un leitmotiv parcourt vos textes à travers les échanges de vos personnages qui pourrait s’énoncer sous la formule : Qu’as-tu fait de ta vie, qu’as-tu de ton langage ?

Je le changerai dans l’adresse : Qu’est-ce que tu fais de ta vie ? Qu’est-ce que tu fais de ton langage ? Je le passerai au style attaquant ! Depuis l’adolescence, je fuis l’écart entre son désir et sa réalisation. À seize ans je veux faire du théâtre, je mets les choses en place, etc. Ne pas avoir bâti de choses m’est étranger. Dans Sœurs, le langage est à la fois tenu et critiqué, notamment par une sœur envers l’autre, journaliste, sur la manière dont elle s’en sert ; elle l’accuse de le détruire, utilise le langage en seule vue de l’information. Sans être chagrin, je suis blessé par la langue que j’entends, la langue des médias, ça me saoule !

Votre écriture n’en est pas moins éruptive et envahit l’espace, nous plongeant dans des affects qui touchent le spectateur par leur intensité, créant quasiment des rapports de dévoration entre les protagonistes… Toutefois, dans Sœurs, et dans Trois annonciations, d’une dimension plus poétique, cette tension libère aussi, nous dépose presque devant une forme d’apaisement, même si nous sommes beaucoup secoués !

Tout en étant d’abord plus proche de l’art contemporain et conceptuel, j’adore la peinture. Il y a quelque chose dans les tableaux classiques d’une résolution, un dernier coup de pinceau comme les dernières notes d’une symphonie… Dans Sœurs, il demeure une sorte de flottement à la fin : les choses ont été dites avec sincérité. C’est une sorte de contrat vis-à-vis ce que l’on doit à l’autre. Il y a une forme de consolation, même si la chose à dire a été dure. C’est le contraire du mensonge, de cacher des choses à l’autre. Mes personnages essaient de tout dire ; ils n’y parviennent jamais mais ils essaient. À un moment donné ils arrivent à un altiplano où l’air est raréfié, un épuisement de la respiration elle-même. Une forme d’accord apparaît alors.  Une vérité est passée. C’est peut-être pour cela que l’on me demande de créer des versions à l’étranger de Sœurs ou de Clôture de l’amour, en estonien, espagnol, anglais ou grec : la parole touche le spectateur en y étant éruptive, frontale. Elle atteint une forme de vérité de la personne. Aller au théâtre pour atteindre une vérité de la personne est une chose assez rare au quotidien. Quand ça se passe, le cœur bondit. J’écris au 21e siècle : il n’y a pas d’introduction, d’explication. Les spectateurs entrent ; d’un coup la lumière bascule. Je veille au refus de pouvoir se dire :  c’est elle la méchante ou telle autre a raison… Il faut rester dans cette indécision à la fois douloureuse et sublime à chaque seconde, se dire : Alors quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose de continûment vibratile est nécessaire. À ce titre, le niveau d’engagement de Marina et d’Audrey est phénoménal dans Sœurs : elles vont très loin, et sortent épuisées de la représentation ! Toutefois une précision : quand Marina parle à Audrey dans Sœurs des migrants, je veille à ce qu’elle lui parle de biais. Ainsi parmi ces chaises vides une adresse se fait non seulement d’une comédienne à une autre mais s’ouvre au public sans pour autant imposer une pensée. Il faut veiller comme metteur en scène à cette justesse : faire en sorte que quelque chose englobe par métaphore le spectateur par la scénographie. 

Trois annonciations par ses trois séquences, ses trois comédiennes, est comme trois états du corps, trois états du monde, d’hier à aujourd’hui, sinon demain…  Ils plongent le spectateur dans une écoute rare, avec le sentiment qu’il devient le dépositaire ce qui constitue la parole propre à une annonciation… 

Ce sont trois poèmes, trois tableaux assez fixes qui s’extraient du noir, un théâtre des yeux fermés, intérieur. La première annonciation, cet ange avec son glaive, son lys, est dès lors une apparition issue du noir. La deuxième annonciation fait penser à ces grands corps, avec peu de chair, visibles dans les processions à Séville. C’est clairement un texte sur la place des femmes. La dernière s’inscrit dans un futur proche : les humains quittent une planète en déshérence ; une mère, un personnage semblable aux premières annonciations, laisse sa fille partir dans un vaisseau. Une première annonciation comme celle du Quattrocento ; une deuxième sur la place des femmes brandie comme un étendard ; une troisième plus « écologique » : ces trois tableaux représentent la mise en scène du poème à travers la beauté des trois langues présentes en surtitrage comme les phylactères des tableaux classiques. Écrire 3 annonciations m’a donné envie d’écrire un miracle, un miracle contemporain, une résurrection par exemple. J’en fais la confidence pour cet entretien en avant-première !