Phia Ménard

Pièces de vent, de glace, d’eau ou de vapeur : les créations de Phia Ménard sont nées d’un approfondissement singulier et inédit de l’art du jonglage pour questionner une présence commune aux éléments naturels sur un plateau et l’étendre à des questionnements sur le corps, l’identité, le genre. Petits et grands sont invités à éprouver devant ses spectacles un rapport au monde inscrit autant dans la conscience d’un avenir de la planète que de notre propre finitude, notre propre intériorité.

L’Après-midi d’un foehn, Vortex et Saison sèche n’appartiennent-ils pas à la même démarche artistique ?

Ces trois pièces sont nées en effet d’une interprétation sur le corps et le regard. Comment le corps est soumis à des injonctions et à des formes de domination. Les deux premiers, L’Après-midi d’un foehn et Vortex, ont été écrits en 2011 et changent à chaque fois d’interprétation possible ! Pour le premier, j’ai créé un ballet chorégraphique où le corps, le seul corps vivant au milieu de marionnettes, a peu de possibilités d’action. En même temps, sa forme d’action est terrible : il joue au maître mais ne domine rien. Les marionnettes font, elles, ce qu’elles veulent. Toutefois, dans cet acte de dépossession il y a un acte de beauté. Dans Vortex, le corps en lui-même est l’objet. C’est un corps à l’extrême de sa capacité de mouvement puisque le spectateur voit un être enveloppé de matières, un peu comme l’homme invisible. Le vent va faire craquer tout cela, l’emmener dans un état où il va perdre contrôle. Le voir arracher ses propres peaux amène à une interrogation : qui serions-nous si nous étions restés la même personne depuis le sexe de notre mère ? Ces spectacles posent donc la question de la transformation par l’élément. Dans Saison sèche, j’interroge, avec une volonté plus humaine, la domination sociétale, la soumission du corps féminin à un pouvoir patriarcal. La différence est que le rapport aux éléments est présenté comme une victoire, à même de s’élever au-dessus de la société. Entre les deux premières pièces et la troisième, dix ans ont passé. Voici une décennie, la question de l’existence de la planète et de notre possibilité de continuer à y vivre existait peu. Nous voici aujourd’hui à débattre du réchauffement climatique, qui n’est peut-être qu’une petite bataille face à l’énorme bataille qui nous attend.

Ces trois spectacles s’inscrivent dans un rapport à la matière, plus encore aux éléments…

J’ai initié en 2008 à travers ma compagnie Non Nova un processus de recherche intitulé I.C.E. : Injonglabilité Complémentaire des Éléments. Ce titre un peu énigmatique témoigne de mon parcours. Je suis entrée dans l’art par une « porte sportive », celle de la jonglerie. J’ai eu la chance de rencontrer un maître de jonglerie qui m’a invitée à questionner cette pratique. Le jongleur a une relation à un objet manufacturé. Le spectateur attend de lui l’erreur, étant donné qu’il défie les lois de la gravité. C’est la performance qui est regardée, non la trajectoire de l’objet. J’ai procédé à la destruction de l’humain, en changeant les codes. Par exemple, en prenant des cactus.  Ou des boules de glace. En somme, proposer quelque chose perdu d’avance. Ce fut le début de cette recherche. Nous avons tous en commun les éléments, l’eau, le vent, la vapeur, la glace, et connaissons leurs effets sur le corps humain. C’est devenu le fil directeur de mon travail. Il s’agit de rapatrier à l’intérieur de l’espace des éléments qui n’ont pas le droit de cité en tant que tels, ou existent seulement comme décor. Les spectateurs qui suivent mon travail sont désormais dans l’attente de savoir à quel endroit ils vont apparaître, à quel moment l’élément va prendre le dessus ! Convoquer un élément incontrôlable, c’est accepter de ne pouvoir l’arrêter…

Saison sèche s’inscrit ainsi dans le cycle des « Pièces de l’eau et de la vapeur »…

La vapeur, c’est la sueur. Au sauna, la sueur permet d’évacuer les toxines. Dans Saison sèche, ce geste passe par un acte de contrainte du corps, notamment par le fait que les danseuses se lavent puis se réapproprient une identité qui est désexuée. Leur parcours vient du passage de la soumission à l’obtention d’un « avatar », pour arriver finalement à la possibilité de contrer ce monde patriarcal. Face à la soumission du corps féminin et à l’injonction qu’elles reçoivent, je ne prends que des symboles. Le spectacle commence par une scène de soumission : un plafond monte et descend au-dessus de sept femmes. Il pourrait les écraser comme des insectes. Cette situation montre ces corps féminins avec une robe réalisée sur la moyenne de leurs mensurations. Cela dans un « décor » dont elles vont finalement parvenir à provoquer l’effondrement. Saison sèche est une matière porteuse de symboles, qui donne raison à la destruction. Cette pièce apparaît comme un décor posé dans un espace : la matière de l’espace rappelle que le patriarcat n’est qu’un décor. Comme tout décor il est tenu, entretenu comme une vieille pierre. Comme toute vieille pierre, il peut s’effondrer en un rien de temps.