Renaud Cojo

Renaud Cojo développe un théâtre-performance qui se confronte souvent à la musique et la façon dont elle agite la sphère de l'intime.
Il conçoit la forme participative Passion Disque/ 3300 tours à l'occasion de l'édition zéro de Discotake à Bordeaux, invitant à chaque représentation de nouveaux amateurs à confier ce qui les lie à un album de musique. Le spectacle se recrée à Montreuil, Tarbes, Bressuire, Armentières, Toulouse, Malakoff, St Brieuc, Dreux, Saint Barthélémy d'Anjou, Lille, …
Renaud Cojo, vous présentez cette saison deux spectacles à la Scène nationale du Sud-Aquitain : d’un côté Passion Disque/3300 Tours et de l’autre While My Guitar Gently Weeps. Dans quel état d’esprit les avez-vous conçus ?
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Le premier des deux, 3300 Tours, a été créé lors du Festival Discotake à Bordeaux. Il consistait en une commande passée auprès de quatre artistes, issus du théâtre, de la performance, de la danse, de la musique ou du cinéma, autour d’un album fétiche. Je leur demandais de produire une œuvre en relation avec un album de musique populaire, qu’il s’agisse de pop ou de rock. Toutes sortes d’entrées étaient possibles pour que chacun ou chacune produise une œuvre dont la durée n’excède pas la durée de l'album et ne soit en rien une exégèse. Le désir était que leur proposition témoigne du lien entretenu avec un album de leur discothèque intime. Des artistes aussi différents que Michel Schweizer, Fanny de Chaillé ou Baptiste Amann sont venus créer des œuvres autour de Christophe, Lou Reed ou I AM. Le projet 3300 Tours est devenu également participatif en se tournant vers des amateurs ou amatrices venus témoigner leur amour, leur passion, pour un album. Il s’agit de venir raconter son goût pour un « disque doudou. »
J’entends par cette expression un disque par lequel ces personnes se sont plus ou moins construites, d’une manière ou d’une autre, à partir de leur adolescence ou pas. En partant du principe que ce disque avec lequel il y avait un rapport fort continue de les nourrir…
C’est un processus de création qui est aussi un processus de rencontres…
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Ce projet-là a deux entrées. La première entrée est l’idée de produire une rencontre autour d'un habitant et d'un album, que lui-même aura choisi, et en invitant plusieurs autres personnes (qu'il ne connaît pas nécessairement) à l'écouter chez lui, sans scénario, sans préconçu, sans récit fabriqué en amont. C'est lui qui choisit le jour, le nombre de personnes qu’il ou elle peut recevoir, ses horaires, etc. La deuxième entrée est plus ambitieuse… C’est un spectacle, 3300 Tours donc, où j’accompagne une dizaine de personnes à produire un récit sur le temps de deux week-ends et d’une semaine complète de préparation autour du lien qui le lie ou qui la lie avec le disque choisi. J’ai mis en place une espèce de protocole qui autorise tout un chacun à participer au projet. Nous ne passons pas par l’écriture de ce qui va être dit. C’est vraiment un travail de plateau qui permet aux uns et aux autres d’accoucher d’un récit, de parler de soi à travers l’album en question. Que ce soit à Saint-Brieuc, Lille, Toulouse, Montreuil ou Bordeaux, ce projet voyage. Dans chaque ville, je rencontre un groupe de personnes différent, avec ce temps précis de préparation en amont de la restitution, généralement unique.
Ce n’est pas rien, partager un disque sur un plateau, se raconter à travers lui…
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Dès le début de ces rencontres, je parle aux personnes intéressées d’engagement. D’où, dans un premier temps, l’écoute du disque à domicile. Puis, sans faire de casting, je garde huit personnes pour le projet scénique. Huit personnes pour deux heures de représentation, chacune ou chacun s’exprimant au moins dix minutes, voire un quart d'heure. Le récit achevé, la personne pose le disque sur la platine vinyle et un morceau de musique qu’il ou elle a choisi vient éclairer son récit, sans que ce soit préparé et, souvent, de manière magnifique. Je veille à avoir des univers musicaux variés, de la chanson française au métal par exemple, avec une « distribution » intergénérationnelle.
Vous revenez en janvier avec While My Guitar Gently Weeps (titre d’une chanson des Beatles). Là, vous vous tournez vers des artistes du milieu musical, dans un esprit similaire…
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Toujours dans le cadre initial du Festival Discotake, ce fut d’abord un « Cover concert », un concert de reprises de chansons. Nous avons fait venir un artiste, ou un groupe, pour produire non pas sa musique, mais jouer intégralement un album dans sa totalité issu également du répertoire de la musique populaire, dans l’ordre précis des chansons. À l’époque, par exemple, Rodolphe Burger était venu jouer l’intégralité de Radio-Activity du groupe allemand Kraftwerk. La performeuse italienne Ambra Mattioli et son groupe ont joué l’album Blackstar de David Bowie… Sur scène, ce seront pour While My Guitar Gently Weeps plusieurs artistes invités qui reprennent un morceau d’un disque fétiche proposé par un habitant. Nous aurons ainsi sur scène Barbara Carlotti, Françoiz Breut, Fredrika Stahl, Jil Caplan, Emily Loizeau, Lescop, JP Nataf, Bastien Lallemant et Mathias Malzieu de Dionysos.
Revenons sur le processus de création de 3300 Tours, du côté de Bayonne. Comment se passe votre rencontre avec les personnes « volontaires » ?
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Je passe une heure et demie, deux heures, avec chacun ou chacune des habitants autour de l’album. Nous avons un temps d'échange et surtout nous écoutons le disque en question ensemble. Je recueille une parole brute : ce sera une matrice pour les répétitions plus tard. C’est seulement après ces rencontres que je commence des répétitions. Une sélection se fait au final. C’est un exercice un peu démocratique quelque part, il y a une sorte d’équité, par les présences retenues et les goûts musicaux. Il ne s’agit pas seulement d’entendre une musique, mais bien une parole autour.
Quelle expérience avez-vous aujourd’hui de ces différentes restitutions de 3300 Tours ?
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Quelque chose qui touche à l’universel, à partir parfois d’une histoire hyper précise, d’une relation très détaillée. C’est d’ailleurs ce que je demande. Dans un premier temps, le premier week-end de rencontres, les paroles sont souvent un peu « générales ». Progressivement, je travaille pour que quelque chose permette à l’habitant de restituer un récit au présent, afin de ne pas oublier les personnes qui sont dans la salle. Quelque chose de presque cinématographique se déroule dans un temps où l’action a lieu. Même si c'est une action qui a eu lieu il y a 20 ou 30 ans. La restituer au présent permet d’en être les témoins immédiats, de nous inclure au processus du souvenir. Je demande à chacun et chacune de développer dans le récit la trace la plus profonde du moindre détail. Ce ne peut pas être : « Ce jour-là, on est partis en voiture pour des vacances à Toulon. » C’est : « Ce 17 juillet 1984, Jean, mon père, prend ses clés pour ouvrir la R16 marron dans laquelle il y a cette odeur tenace de gitane maïs qui flotte sans cesse. À l’arrière, installé sur la banquette, je prends soin de faire jouer cette K7 de Supertramp. Nous sommes prêts à partir à 9h00 en nous arrêtant à Toulouse, etc. » La matière du passé, quoi ! Ce qui est mis en jeu, ce sont les souvenirs avec lesquels les gens se sont construits il y a parfois longtemps. J’ai rencontré plus de cent personnes sur ce projet-là, puisque j’en ai réalisé treize. Raconter au présent permet une immédiateté avec le public, également entre les personnes du groupe sur le plateau. Ce projet fait parler des gens à des endroits de leur vie où il y avait des choses peu dites ou non dites. Le vecteur de la musique permet à chaque fois de les révéler, sans faire d’eux ou d’elles des comédiens ou des comédiennes. L’erreur, la fragilité ou l’hésitation créent des moments singuliers propres à ce projet. Le théâtre ne permettrait pas une telle adéquation avec l’instant. Des personnes, dont la plupart n’ont aucune velléité pour monter sur un plateau de théâtre, se libèrent de quelque chose au moment du récit. Il y a eu des histoires incroyables révélées au moment même de leur prise de parole, des choses tues soudainement dites face au public. Et d’une grande émotion. C’est une grande expérience d’altérité… sans rien angéliser pour autant !
Propos recueillis par Marc Blanchet (Juin 2025)

