Sandrine Anglade

Depuis ses débuts en 1999, Sandrine Anglade fait dans la transgression. Théâtre, musique et mouvement : c’est en ces termes que l’artiste compagnon de la Scène nationale du Sud-Aquitain traverse mises en scène de pièces théâtrales, objets performatifs et opéras. Venue l’an dernier avec Jingle, conférence polyphonique pour une comédienne-chanteuse et quatre instrumentistes de musiques improvisées, elle nous fait traverser cette fois-ci La Tempête de Shakespeare tout en continuant d’exceller également dans un projet avec des amateurs : L’Étoffe de nos rêves. Avec Sandrine Anglade, le théâtre multiplie ses visages et continue d’être un lieu d’émerveillement ouvert à toutes les sensibilités.

«Nous sommes de « l’étoffe dont les rêves sont faits », entend-on dans la bouche d’un des personnages de La Tempête. Cette pièce ne navigue-t-elle pas, à l’image de son titre, entre réalité et songe ? 

« Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits / Et notre petite vie est jonchée de
sommeil. » C’est la réplique la plus problématique de la pièce ! Elle ne dit pas réellement ce qu’elle veut laisser entendre à la première écoute… La Tempête implique des choix de mise en scène car plusieurs récits se juxtaposent dans cette histoire ! Comme pour la plupart des œuvres majeures de Shakespeare, il s’agit d’une réflexion sur le théâtre. Comment la raconter, voire l’expliquer ? Il y a d’abord une première histoire, très simple : l’histoire d’une vengeance menée par le personnage de Prospero. Très rapidement, la pièce se construit sur des strates, des couches, des superpositions de récits. Si le spectateur peut suivre aisément l’histoire, il navigue, c’est le cas de le dire, de strate en strate, et d’emblée, à cause de cette construction, l’onirisme de la pièce se déploie dans toute son originalité. Toutefois, cet onirisme, qui passe par la magie, n’est pas le seul élément ! La Tempête est une sorte de mille-feuille. Prospero a beau être le maître du récit, son histoire est contredite par d’autres personnages. Pour ma part, j’ai souhaité montrer que la tempête a eu lieu et… n’a pas eu lieu. Il s’agit d’une histoire double : la tempête est irréelle pour les nobles contre lesquels Prospero souhaite se venger (ils s’étonnent d’avoir leurs habits secs tout en ayant l’impres-sion d’avoir traversé quelque chose de violent), alors que les personnages comiques, les bouffons, dans une autre partie de l’île bien plus hostile, donnent le sentiment d’avoir « réellement » vécu cette violence et leurs vêtements sont trempés ! 

C’est un théâtre facile à suivre et déroutant à résumer. D’où vient pour vous cette manière de déplacer sans cesse la réalité afin de faire rêver le spectateur ?

Le traducteur Clément Camar-Mercier m’a souvent signalé combien cette écriture est en mouvement : elle crée une vraie complicité avec le spectateur. C’est toute l’architecture du théâtre élisabéthain au XVIe siècle : chaque personnage peut s’adresser au public, le prendre à témoin. Au-delà du désir de vengeance au début de la pièce, une autre forme de récit, métathéâtrale, apparaît. Elle est essentielle à la pièce. Prospero passe son temps à raconter aux autres personnages leurs parcours ; il leur assigne même des identités ! C’est totalement jouissif : le voici auteur, chef de troupe, démiurge. Dans le même temps, le spectateur, en regardant cet être raconter leurs récits aux autres, a également le privilège de suivre son histoire ! Il se retrouve ainsi à un endroit de fabrication de l’imaginaire du théâtre. Comme il s’agit de la dernière pièce de Shakespeare, elle semble secrètement raconter le récit de Prospero comme un départ à venir, comme si, en quittant l’île, il laissait un nouveau théâtre à de jeunes comédiens… Tout comme Shakespeare a quitté le théâtre après l’écriture de cette dernière pièce pour rejoindre sa famille dans son village natal ! Rêve et récit : ici tout est mis en abîme.

Face à cette tempête, où nos sens sont perturbés, où agit la magie de Prospero et l’esprit de l’air Ariel, que tentez-vous de réaliser comme metteuse en scène ?

Scénographiquement, c’est du théâtre dans le théâtre. J’ai opté pour une centralité sur le plateau, et une périphérie. La centralité est l’espace où se joue le théâtre, et par là-même l’imaginaire de Prospero, avec au même endroit l’ensemble des scènes avec les comédiens. La périphérie, ce sont des loges, tables d’accessoires et portants de costumes… Le spectateur peut également voir le bureau de Prospero. Alors que les personnages sur le plateau central ne peuvent voir en lisière Ariel agir, le spectateur a le plaisir de voir cette créature invisible. C’est à l’image de la pièce : tout le monde ne peut pas voir et entendre ce qui se passe, ou plutôt ils n’entendent pas et ne voient pas la même chose ! La scénographie incarne cette stratification propre à ce double récit. Rien de compliqué là-dedans : c’est là tout le génie de notre Will. Enfin, nous utilisons un étrange filet scénique, à la fois capable de tenir dans un sac comme de se déployer, créant un trouble au premier plan comme un fond dans le lointain, devenant une immense voile s’il le faut, ou se refermant comme un piège. Les acteurs qui le manipulent sortent alors de leurs personnages et jouent avec, tantôt pour des opacités et des transparences, tantôt pour créer un climat, un nuage à la manière d’un tulle. À cette mobilité du décor s’ajoute un élément central sur roulettes qui permet à la fois d’être le navire, la tempête, la méta-phore de la tempête. De même, concernant les comédiens, j’ai travaillé sur une question fréquente à l’époque : le travestissement et, par là-même, la dualité des rôles. La distribution des personnages permet le plaisir du jeu afin de créer des rapprochements. Ainsi est-ce le même acteur qui joue Caliban et Ferdinand, pareil pour Gonzalo et Miranda, Stéphano et Sébastien, Antonio et Trinculo !

Comme l’an dernier avec Jingle, vous développez une communauté autour de votre spectacle avec le projet participatif L’Étoffe de nos rêves. Comment travaillez-vous ?

Il s’agit d’inviter des spectateurs de divers horizons à travers quatre groupes de travail. Pour le premier groupe, les candidatures sont spontanées : vient qui le souhaite. Un groupe est lié à un collège, un autre aux patients d’un hôpital psychiatrique, un quatrième fera appel à des seniors dans le cadre d'un projet en lien avec un EHPAD. Deux collaborateurs y participent : la chanteuse Marie Estève et Xabi Etcheverry, codirecteur du Collectif Bilaka. Il s’agit pour chaque participant de dire son histoire, ce qu’est pour elle ou lui une tempête. Comment cette personne a pu être transformée dans un moment particulier de sa vie et collecter des témoignages. Ces tempêtes aident-elles à se construire ? Sont-elles liées à un environnement musical ou sonore spécifique ? Le projet L’Étoffe de nos rêves est la construction de ces paroles conjuguées, en cinq grandes étapes avec chaque groupe, suivies de quinze jours de création. Il s’agit de raconter une histoire, de participer à une aventure…