Sandrine Anglade

Depuis ses débuts en 1999, Sandrine Anglade fait dans la transgression ! Théâtre, musique et mouvement : c’est en ces termes que l’artiste compagnon de la Scène nationale du Sud-Aquitain traverse mises en scène de pièces théâtrales, objets performatifs et opéras. Après Jingle, conférence polyphonique pour une comédienne-chanteuse et quatre instrumentistes de musiques improvisées, elle nous a fait traverser récemment La Tempête de Shakespeare en continuant d’exceller également dans un projet avec des amateurs : L’Étoffe de nos rêves. Avec Sandrine Anglade, le théâtre multiplie ses visages et continue d’être un lieu d’émerveillement ouvert à toutes les sensibilités que confirme Un piano dans la montagne, son approche si originale de l’opéra Carmen de Georges Bizet.

Entretien avec Sandrine Anglade

réalisé par Marc Blanchet en juin 2023

Un piano dans la montagne est une mise en scène originale de l’opéra Carmen. Et plus que cela, c’est une vision, une adaptation, un savant décalage ! À l’origine, comment l’œuvre de Georges Bizet, l’opéra français le plus joué dans le monde, est-elle venue à vous ? 

La première fois qu’un directeur d’Opéra m’a proposé de mettre en scène Carmen, j’ai refusé immédiatement ! Je n’y voyais que du folklore, même dans la musique. En plus, j’étais allée voir des corridas où le public reprend des airs de l’opéra ! Cette personne a insisté… J’ai fait un exercice, en me disant : oublie la tradition ! Et comme je lis la musique, j’ai pris la partition et plongé dans la musique… Tout doucement. J’ai alors entendu quelque chose d’une force incroyable. D’abord, la musique de Georges Bizet. Ensuite, les personnages, l’histoire sont apparus. D’abord, Carmen, cette femme qui énonce : « Libre je suis née, libre je mourrai. » Ainsi, en dépassant le folklore, l’opéra Carmen s’est imposé par son archaïsme, sa noblesse. Sa découverte a alors croisé un ouvrage qui ne m’a jamais quittée depuis l’adolescence : La Violence et le sacré de René Girard qui porte de manière passionnante sur la question du bouc-émissaire et la marginalisation de la différence. Je suis arrivée à ce qui me passionne depuis longtemps : Carmen n’est pas un être anecdotique. Elle s’érige en figure. Mais finalement, ce projet ne s’est pas fait !  

Vous mettez donc en scène aujourd’hui Carmen, mais autrement, en appelant votre spectacle Un piano dans la montagne…  

J’ai gardé mon amour pour cette œuvre. Plus je poursuis mon travail artistique, plus la question de la relation est au cœur de mon travail. Ma mise en scène récente de La Tempête de Shakespeare, présentée à la Scène nationale du Sud-Aquitain, s’est faite avec Clément Camar-Mercier à nouveau présent dans Un piano dans la montagne. Ce dramaturge m’a fait découvrir ce que pensait Shakespeare quand il dit en substance que le théâtre est le monde et le monde est un théâtre. L’essence même du théâtre relève d’une mise en relation. Ce propos me permet d’aborder Carmen et un certain héritage… Notre société est très marquée par le XIXe siècle qui nous a tués avec la présence de ce quatrième mur qui sépare la scène du public. Passer par Shakespeare permet de briser cette séparation. Avec lui, nous comprenons que le monde est pluriel, à la fois savant et trivial, et qu’il est d’abord une construction de l’imaginaire. C’est tout simple, mais essentiel.  

Cette mise en relation, cette complicité avec le public, cette manière de jouer avec lui sont donc, à partir de Shakespeare, certaines des raisons qui vous ont donné envie d’aborder Carmen, l’histoire comme la partition, dans un autre état d’esprit, comme une sorte d’invitation au voyage ? 

Il s'est agi pour moi de partir d’une œuvre hyper-populaire et de montrer aux gens qu’elle est souvent mal connue. Et puis il y a le genre « opéra ». Pour un artiste qui souhaite renouveler une telle approche, la rendre lisible, pas empesée, des questions se posent pour aller vers les spectateurs : Comment faire "triper" les gens avec cette œuvre ?Comment travailler à un endroit qui fasse opéra ? Comme c’est un « art global », généralement, le spectateur s’en prend plein la vue et les oreilles. Je n’ai pas voulu réduire l’œuvre mais la transposer grâce à une transcription réalisée par Clément Camar-Mercier ! Oui, comment la présenter, représenter, autrement ? Une évidence s’est imposée : partir de l’interprète. Ce sont les interprètes qui peuvent nous emmener ailleurs avec un opéra archi-connu. Il m’a donc fallu réunir une troupe de malades ! Un an et demi de casting ! Ce qui veut dire trouver un équilibre entre les manques et les atouts de ces artistes, afin de proposer quelque chose d’unique. Donc, pas de réduction de l’œuvre, mais une transposition pour quatre pianos avec des pianistes concertistes qui doivent chanter, parce qu’il y a un chœur… qui est ici un groupe vocal !  Rappelons quel pianiste admirable – et admiré – fut Georges Bizet. Et puis le piano est un objet scénographiquement exceptionnel. Il est possible de le démonter, de donner à voir grâce aux marteaux la musique jouée par l’instrument, de faire sortir les cordes du piano…  

Carmen est donc devenu dans votre création Un piano dans la montagne, où se situe une partie de l’action…  

En effet, Carmen permet d’approcher la femme aujourd’hui, cette femme source de tous les fantasmes et représentations, dont la femme objet qui continue d’exister aujourd’hui, « murée » comme en Afghanistan. La puissance de Carmen, le personnage, c’est la liberté que défend cette femme. Son plaisir, sa jouissance, relèvent d’un choix. Cela fait partie de son identité, dans un opéra écrit trois ans après la Commune de Paris. Difficile de ne pas penser à Louise Michel, qui a vécu et pensé au beau milieu du Paris bourgeois. Carmen est regardée à l’aune du désir des hommes. Mon approche a donc aussi été de questionner sa personnalité entre les figures masculines de Don José et Escamillo. Sa mort n’est pas un féminicide. C’est une « ouverture » qui témoigne d’une façon de vivre sa liberté jusqu’au bout. Carmen guide elle-même son propre destin. Le piano permet également, aussi impressionnant soit-il, d’emmener le spectateur vers une intimité, en débarrassant l’opéra de ses affects. Il est la matrice scénographique de ce spectacle et, sans abuser de cette possibilité, c’est un instrument que l’on peut déplier, autant que l’on peut le déplacer sur scène. Nous créons ainsi des espaces différents. Il y a donc quatre pianos sur scènes, des « pianos d’expression » comme on les nomme. 

Un piano dans la montagne joue sur la nature « graphique » de ces pianos « carmeniens » !...  

Ce sont les fils du destin, ils sont là quoi que l’on fasse ! Escamillo se promène parmi eux, regarde l’intrigue à distance. Ce titre comprend aussi le mot montagne qui incarne l’inspiration, la liberté. Le piano est, à l’opposé, très lourd, une mécanique musicale, forte, noble, grande… J’ai souhaité jouer de ces oppositions. Carmen veut aller là-bas, dans la montagne, endroit de l’ailleurs par excellence, loin de la ville et de ses contraintes. Carmen affronte deux ordres hiérarchiques, les militaires et les contrebandiers. Le roi et le bouffon sont des Janus chez Shakespeare, les deux faces d’un même être. Contrebandiers et militaires participent également de cette double nature. Don José est un soldat perverti en devenant contrebandier…  

Vous nous avez parlé de votre attention envers le spectateur. Quelle relation idéale souhaitez-vous établir avec lui ? 

Le titre dit un décalage, une approche d’une œuvre qui réveille un imaginaire, souvent le même. Paganini disait « La tradition, c’est le souvenir déformé de la dernière mauvaise interprétation » ! Nous avons pris l’œuvre et nous nous sommes dits : Pourquoi cette histoire nous bouleverse-t-elle depuis si longtemps ? À l’opéra, le livret d’origine n’est pas toujours respecté, avec ses textes parlés. Des récitatifs, jamais écrits par Bizet, ont été écrits peu après la création de l’œuvre, une œuvre elle-même extrêmement censurée ! Elle était scandaleuse, avec des allusions assez explicites, un côté Kim Basinger dans Neuf semaines ½ ! Il faut aller chercher le spectateur pour être subtil entre la question de la jouissance et d’une femme si libre. Ce n’est pas qu’une histoire de la violence faite aux femmes. Dès lors, avec Clément Camar-Mercier, nous avons approché les parties parlées et nous nous sommes dit, qu'au XIXe siècle, les textes parlés précisaient l’action en cours. Nous avons supprimé ces éléments trop explicites. Pour ces textes parlés, où le chant glisse sur du texte, il ne faut pas réécrire, mais être incisif, rythmique. Donc, sacrilège , j’ai enlevé les quintettes vocaux des contrebandiers où ils ne cessent, pendant huit minutes, de dire la même chose ! Nous avons créé un personnage, « Georges », qui reprend le personnage du guide dans la montagne ! Véritable interface, l’acteur qui le joue – connu sur le net comme « Le Visiteur du futur » – emmène le spectateur dans une véritable aventure lyrique. Aux spectateurs de le découvrir lors de la représentation…