Delphine Hecquet

Formée au Conservatoire national supérieur d’Art Dramatique, Delphine Hecquet a également reçu une formation de danse contemporaine au Conservatoire de Bordeaux. Elle a joué de nombreux textes d’auteurs classiques et contemporains comme Ivanov, Woyzeck, George Dandin ou Fragments d’un discours amoureux. En 2012, elle écrit Balakat pour trois interprètes, début d’une activité d’autrice et de metteuse en scène poursuivie avec Les Évaporés (2017), Nos Solitudes (2020), Attraction d’après Maylis de Kerangal (2021). Parloir est créé en 2022, tandis qu’elle poursuit sa carrière de comédienne avec Christiane Jatahy avec Entre chien et loup. Elle a été artiste associée de 2019 à 2023 à La Comédie-CDN de Reims et l’est depuis 2021 au CDN de Poitiers et, depuis 2023, à la Scène nationale du Sud-Aquitain.

Entretien avec Delphine Hecquet, par Marc Blanchet, juin 2024

Requiem pour les vivants parle des jeunes gens qui sautent en défiant la mort de hauts rochers dans les calanques de Marseille. En quoi une telle pratique vous a inspirée pour votre spectacle ?

J’ai toujours porté un intérêt, et encore plus précisément pour ce spectacle, pour ce qui se passe entre le risque, la liberté et le deuil. Lors d’une rencontre avec les élèves comédiens de la Comédie de Reims, je devais écrire une pièce et les mettre en scène. J'ai découvert le roman de Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy. Je me suis sentie proche de ses thématiques et j'ai immédiatement eu envie de l'adapter pour ces jeunes acteurs(ices). Plus tard, en allant à Marseille observer ces sauteurs, en les rencontrant, j'ai eu besoin d'aller plus loin, d'écrire ma propre histoire et de développer ce en quoi cette pratique à risque me fascinait et me plaisait, puis de la porter au théâtre. J'ai entrepris alors l'écriture de Requiem pour les vivants.

Votre pièce se déroule de manière fictive après la mort de l’un d’entre eux. Nous sommes en présence de sa mère et de ses compagnons. Vous avez souhaité une mise en tension entre cette pratique très dangereuse et la notion de deuil…

Oui, la mort de Jonas agit comme un « pré-texte ». C’est parce qu’il y a un drame que tout commence avec la mort de ce jeune de vingt ans. Jonas décède en sautant, par accident. Les autres, proches ou non de lui, et sa mère Hélène sont confrontés à leur propre construction en tant que vivants. J’essaie de raconter comment la mort brutale de quelqu’un via une pratique risquée va déclencher chez eux un électrochoc et interroger leur rapport à la vie. Ils vont alors éprouver le désir de donner une réponse à cette disparition par une œuvre artistique, un requiem. L'essai de Vinciane Despret, Les Morts à l'œuvre, m'a beaucoup inspirée. Il parle notamment des nouveaux commanditaires, qui mettent en relation un ou une artiste et des personnes désireuses de bâtir une œuvre en réponse à une mort violente, non résolue, pour donner la parole au défunt et qu'il puisse poursuivre ce qu'il avait à dire, en quelque sorte ! L'œuvre qui ressort de cette commande est bien plus qu'un monument, elle est la preuve vivante que les morts ont encore des choses à nous dire. Avec comme point de départ la mort de Jonas, simple fait divers en apparence, le requiem vient répondre à l'absence, au chagrin d'une façon hors du commun, par la force du chant, traversant les siècles à venir. Les personnages bâtissent cela collectivement, sans en avoir pleinement conscience et c'est ça qui est beau, ils apprennent à dialoguer avec l'absent, lui laissent une place, malgré la séparation de la mort.

Comment se sont passées vos rencontres avec les sauteurs ? S’agit-il d’un monde à part, qui obéit à ses propres lois ?

Je ne les ai rencontrés que deux jours ; ils m’ont vite repérée. Je souhaitais observer comment leurs corps réagissent au vide, de quelle manière ils communiquent entre eux, si leurs relations sont amicales, familiales ou pas, quelles sont leurs pensées, par exemple : pensent-ils avant de sauter, s’échauffent-ils auparavant, font-ils un petit saut avant un grand ? L’implication physique primait avant tout ; je désirais voir leurs mouvements dans le détail. Ils m’ont confié comment ils en étaient venus de manière très concrète à cette pratique, qui n’est pas chez eux inconsciente. Rien qui ne relève du coup de folie, de la fragilité psychologique, d’une prise de risque inutile. Ils sont en fait très proches des circassiens. Ils parlent peu par ailleurs ; ils sont dans leurs corps avant tout. Et ce sont souvent des garçons. Ils m’ont beaucoup fait part de leur besoin de concentration. Ce sont des personnes calmes et posées, ce qui peut être surprenant. Ils ne sautent pas seuls, non seulement parce que c’est risqué mais aussi parce que sauter témoigne d'un acte d’une grande liberté physique et morale et que le regard de l’autre devient alors essentiel. Ils sautent d’une hauteur de dix à quinze mètres et se définissent comme des héros ordinaires. En tout cas, ils veulent être regardés, comme au théâtre ! Avec les réseaux sociaux, on sait combien le rapport à l’image prime pour des jeunes de vingt ans — téléphone portable ou caméra GoPro. Leur « héroïsme » se nourrit aussi du nombre de vues sur internet. Leur pratique dit quelque chose de notre société qui surprotège les jeunes de tout : dans l’alimentation, les parcs, les écoles, une démarche à laquelle participe pleinement le marketing, alors qu’à l’opposé les pratiques à risque se surdéveloppent. Il s’agit d’une mise en scène de soi. Chacun transforme la fiction et devient un héros le temps d’un like sur Instagram.

Comment avez-vous procédé pour croiser votre regard sur cette pratique et ce requiem chanté, créé à plusieurs ?

Il y a dans Requiem pour les vivants plusieurs langages puisqu’il est en effet chanté et qu’il intègre une partition chorégraphique, ou des sauts au plateau de trois mètres de hauteur. Je propose aux comédiens et collaborateurs une écriture de plateau avant toute dramaturgie, pour privilégier des recherches qui vont orienter et nourrir le travail. Par exemple, comment rêver avec ces éléments et déclencher un imaginaire à plusieurs ? Pour faire revenir Jonas, nous sommes partis de la cérémonie juive du Dibbouk, pour trouver ensemble comment son corps pouvait communiquer par les autres, les vivants. Cette improvisation peut donner ensuite une scène écrite. Tout ne peut pas venir de mon imaginaire. J’ai toujours été étonnée qu’un texte théâtral, dialogué, vienne d’une seule personne, ce qui n’est pas le cas pour les séries ou certains scénarios de cinéma.  Pour construire un personnage, il faut sortir de sa propre logique. J’y vois depuis longtemps la possibilité d’en enrichir les facettes. À partir d’images, d’enregistrements, d’une matière trouvée à plusieurs, je puise dedans. Ainsi, Jonas n’a pas de regrets, a priori. Mais l’acteur qui a improvisé a pris cette direction. Je peux utiliser cette recherche. Cette démarche crée un lien pour les acteurs entre le texte et la mise en scène. Ils tissent un rapport précis quand le texte arrive. Je partage de fait les droits d’auteurs avec eux. L’écriture de plateau permet aussi de garder une spontanéité. C’est un texte vivant, jamais définitif, comme il existe un spectacle vivant. Fabriqué à partir des gens, il a une véritable chair.

Le corps est au centre de Requiem pour les vivants, avec du théâtre, de la danse, du chant et la scénographie. Comment travaillez-vous ce corps pour un spectacle qui demande de l’engagement physique face à une pratique de l’ordre du défi ?

Je ne suis pas seule à chercher. Deux chorégraphes, Angel Martinez Hernandez et Vito Giotta, sont à mes côtés. Toute la chorégraphique est née de situations théâtrales identifiables, rien d’une esthétique, d’une « beauté » de la danse qui les précède.  Ainsi, la jeune Adèle est la seule témoin de la mort de Jonas. Quand elle raconte son accident fatal, elle s’évanouit. Donc, elle tombe. Les autres la relèvent. Je n’ai pas voulu de « bulle de beauté ». C’est dans la vérité de la scène, du personnage, que ces corps quotidiens s’inscrivent. Pareil pour l’émotion de la mère. Elle sombre dans une séquence de larmes, ensuite elle doit être portée. Comment la soulever ? Nous travaillons le corps en relation avec des émotions, pour prolonger une image existante.

Parloir,Les Évaporés, aujourd’hui Requiem pour les vivants : vous nous parlez de perte, de séparation, de deuil. Si votre nouvelle création est une pièce chorale, il y a une unité par ces thématiques…

Oui, j’éprouve une véritable obsession pour la mort ! Je ne suis ni croyante, ni une scientifique confrontée à la mort en tant que médecin. J’éprouve beaucoup d’absurdité et de violence dans le fait que nous construisions toute notre vie des choses et que la mort y mette un point final. L’écriture est une manière d’y répondre, puisqu’on laisse des traces. Aujourd’hui, Requiem pour les vivants relève soit du déni, soit d’un bon pied de nez ! Dans cette pièce, nous essayons de montrer comment les vivants se débrouillent — pas si mal que ça finalement ! J’aimerais être croyante pour obtenir des réponses d’un dieu, mais j’en trouve beaucoup par l’écriture et la recherche avec les interprètes. D’où l’importance du corps dans ce spectacle – même quand les interprètes travaillent sur un corps fantomatique, quand le corps de quelqu’un est inoubliable et qu’ils essaient de le faire revenir…