Igor Mendjisky
Formé au Conservatoire National d’Art Dramatique et au Studio d’Asnières, il met en scène depuis 2004 textes classiques et contemporains, pièces collectives et ses propres textes. Accueilli au Festival d’Avignon en 2022 pour Gretel, Hansel et les autres, il a été artiste associé au Théâtre du Nord de 2014 à 2017 et depuis 2019 au théâtre Firmin Gémier La Piscine Antony / Châtenay-Malabry. Il anime de nombreux stages à destination de jeunes comédiens, et poursuit une carrière d’acteur, sous la direction de Lola Doillon et Cédric Klapish, Gilles Béhat ou Émilie Deleuze. Il a écrit et coréalisé La Trajectoire du homard et développe actuellement un long métrage. Il a enregistré de nombreuses fictions dont Kafka sur le rivage, Bouli Miro, Le Château ou Le Chat du rabbin.
Entretien avec Igor Mendjisky par Marc Blanchet, juin 2024
Comment avez-vous découvert les livres de Paul Auster ?
Je les ai découverts il y a six ans, à la mort de mon père. J’ai commencé par L’Invention de la solitude, un récit où l’auteur parle justement de son père… Ensuite, j’ai tout lu ! J’ai ressenti d’emblée ce que je lui ai écrit : le sentiment de reconnaître en lui l’auteur que j’aimerais être… En faisant lire l’adaptation de la Trilogie new-yorkaise, j’en ai eu confirmation auprès de mon équipe, les comédiens comme les techniciens : ils pensent en effet que cet univers littéraire me ressemble. La première sensation relève donc du domaine de l’identification. Elle vient aussi d’une excitation : Paul Auster nous égare comme lecteurs, nous emmenant dans un endroit, puis soudainement un autre ; le lecteur pense une chose et au chapitre suivant le contraire. Je suis très sensible à ce type d’écriture. Quand j’ai lu la Trilogie new-yorkaise, j’ai eu l’intime conviction que je devais en faire quelque chose au théâtre. Peu après, j’ai dirigé un Chantier nomade avec l’AFDAS, en compagnie de jeunes comédiens professionnels. J’ai alors « testé des choses » autour de cette œuvre. L’écriture de Paul Auster fonctionne sans conteste au plateau. J’ai pu aussi m’offrir des libertés avec le texte, à partir de mes sensations de lecteur…
Vous parlez d’identification avec Paul Auster, à quelles caractéristiques de la Trilogie new-yorkaise avez-vous été sensible ?
D’abord à New York comme personnage central. J’ai découvert cette ville à travers le prisme de la peinture et de la photographie de mon père. En réalisant cette adaptation, peut-être suis-je en train d’essayer de le retrouver dans les rues de New York. Je suis allé dans cette ville à la pré-adolescence, puis j’y suis retourné régulièrement après le Conservatoire. New York me fascine par son mouvement – et par le cinéma qui a bercé mon enfance, les films de Woody Allen, de Martin Scorcese. Mon approche de la Trilogie new-yorkaise est née ainsi, liée de près ou de loin au regard de mon père sur cette ville. Ce que j’aime chez Paul Auster, comme chez tous les grands auteurs, c’est qu’il n’est pas possible de définir précisément de quoi parlent ses romans. Il y a une histoire qui conte ce qu’est la création, il y a aussi l’amour, l’amitié, le bouillonnement d’une ville, sa nature prolifique, protéiforme. Ces trois romans sont des œuvres métaphysiques maquillées en polars. Comme chez Shakespeare, Paul Auster nous prend par la main pour raconter une histoire ; celle-ci devient non pas complexe mais fait réfléchir sur la condition humaine. Pour un metteur en scène, c’est parfait.
Son œuvre est le dépôt d’une multiplicité de thèmes, de genres littéraires même. Du roman policier, de la métaphysique à la Kafka, de l’irréel comme du concret. La boite noire du théâtre est aussi une caisse de résonance…
En effet, il y a aussi chez lui quelque chose d’un Harold Pinter ou d’un Luigi Pirandello. Dans mon adaptation, il y a un homme, Work, qui est un double romanesque de l’auteur, son pseudo pour écrire des polars. J’en fais un être vivant, qui est l’ami de ce personnage. Il l’accompagne en tous lieux. Je crée ainsi une théâtralité avec cette matière. Paul Auster développe des facettes différentes de la ville, qui crée des personnages différents, des entités. Ce qui est très excitant à dessiner…
Il y a une géographie dans ses livres. Toutefois, il y a aussi beaucoup de personnages en train d’écrire : notes, notations, archives. Comment adapter cette trilogie quand le lecteur est souvent dans la tête des personnages ? Quelles intuitions avez-vous suivies ? Quelles décisions avez-vous prises ?
Lé délicatesse d’une adaptation théâtrale est de donner des états d’âmes aux personnages d’un roman. Pour le premier roman, j’ai soumis une proposition à Paul Auster : rendre vivant, concret, comme je l’indiquais, le personnage de Work. Les textes de Paul Auster sont parfois pleins de logorrhées métaphysiques, excitantes à la lecture, mais qui deviennent ennuyeuses au théâtre. Je me suis référé à mes sensations de lecteur. Ce sont ces sensations que je dépose sur le plateau. Il s’agit d’agir comme un metteur en scène et non un lecteur. Des coupes se sont imposées, pour viser quelque chose d’essentiel, qui ne regardent peut-être que moi ! Ce que je ressens du roman, également en écoutant Paul Auster dans ses entretiens, c’est que ses deux premiers romans ont été écrits au début des années 70, puis qu’ils furent refusés par tous les éditeurs. Ils ont été suivis d’un dernier roman dans la trilogie, simultané à sa rencontre avec sa femme Siri Hustvedt. Le troisième récit contient une histoire d’amour entre Sophie et le narrateur. Cette histoire vient sauver les personnages principaux des deux romans ultérieurs. En l’occurrence, ces récits sont l’histoire d’un homme qui chute dans la création et n’en sort que par l’amour qu’il éprouve pour une femme. Je déplace des personnages pour créer une théâtralité. Quand Bleu observe Noir dans le deuxième roman, il est seul. Là, je fais exister Madame Bleu dans sa tête pour favoriser le dialogue. J’essaie d’adapter le style de Paul Auster pour dessiner du théâtre. C’est assez vertigineux. Il faut aussi faire émerger du dialogue d’individus solitaires. Quitte à faire apparaître des fantômes !
Vous avez obtenu l’autorisation de Paul Auster, décédé en avril 2024, pour mettre en scène la Trilogie new-yorkaise après plusieurs courriers…
Depuis toujours, il refusait. Il était lassé d’entendre parler de cette trilogie et toutes les adaptations théâtrales de ses autres livres lui avaient déplu. J’ai parlé à Claire David, l’éditrice de théâtre chez Actes Sud, de mon désir de mise en scène. Et je lui ai dit que je voulais écrire une lettre d’amour à l’auteur… ce qu’aimait Paul Auster. J’ai rédigé un courrier dans une période personnelle compliquée. C’est toujours difficile d’écrire à un auteur comme homme de théâtre. Il faut éviter les compliments un rien universitaires. Je m’y suis repris à plusieurs fois. J’ai choisi de me présenter avec mon style d’auteur. Je me suis dit : « Si j’ai la chance que ça marche, ce sera qu’il a vu que je sais écrire, dans un style empreint du sien. » Cinq jours après, j’ai appris qu’il avait lu et était intrigué ! J’avais trois questions de sa part sur quel traitement je pouvais faire de cette trilogie. J’ai à nouveau travaillé pour lui soumettre un « cahier d’adaptations », autant de propositions pour ces trois romans, en prenant de grandes libertés. À nouveau, je me suis dit : « Ça passe ou ça casse ! » J’ai envoyé un cahier de 150 pages par notre entremetteuse. Et finalement Paul Auster m’a donné ses droits et même carte blanche. Avec le désir d’être présent à la première… Je me suis perdu dans ce travail. Ce fut une suite de moments déstabilisants, de questions que l’auteur lui-même ne se pose pas. Comme chercher une logique dans ce qui n’en a pas… Et donner des réponses à ce qui n’en a pas non plus. L’histoire du troisième roman se passe sept ans avant les deux premières histoires. Que faire de cette temporalité au théâtre ? C’est compliqué.
Aujourd’hui, vous présentez cette adaptation des trois romans en trois heures. Pouvez-vous nous parlez aussi de la scénographie ?
L’adaptation des trois romans fonctionnait de manière individuelle pour chaque roman. Mon travail a été pour ces trois heures de créer une vraie relation d’un volet à un autre. J’utilise le plateau dans toutes ses ressources ; la scénographie proposée est un espace vide avec des gros enjoliveurs dont une passerelle de plus de deux mètres et un mur de six fenêtres « new-yorkaises », avec des éléments mobiles pour définir des espaces différents. Pas possible d’avoir un seul décor. Il y a un travail de vidéo et dessins animés projetés à travers les fenêtres et de la projection d’écriture. La matière textuelle est très présente chez Paul Auster. De même, il y a de la captation vidéo directe pour les moments d’intimité. Montrer New York est délicat : on la visualise façon IKEA. Une photographie de New York sonne très vite « déco » !