Lucie Berelowitsch

Directrice du Préau, Centre dramatique national de Normandie-Vire depuis 2019, Lucie Berelowitsch a fait partie du collectif d’artistes de La Comédie de Caen CDN de Normandie, a été artiste coopératrice au Théâtre de l’Union CDN de Limoges et a été soutenue par Le Trident-SN de Cherbourg, de 2007 à 2016. Formée en tant que comédienne au Conservatoire de Moscou (GITIS) et à l’école de Chaillot, elle a travaillé comme comédienne, également comme assistante à la mise en scène d’opéras. Elle a mis en scène de nombreux spectacles dont récemment Antigone d’après Sophocle, avec des comédiens et musiciens ukrainiens, dont le groupe folklorique-punk Les Dakh Daughters. Son activité de metteuse en scène l’a également menée à diriger des projets pédagogiques et des ateliers de théâtre, tout en étant présente dans des commissions de lecture. 

« Ils anéantissent la poésie. », dit l’un des personnages des Géants de la montagne de Luigi Pirandello pour parler du monde extérieur alors que se trouvent réunis une troupe de comédiens en errance et les habitants d’une étrange villa. Cette pièce ne parle-t-elle pas de poésie et du pouvoir d’imagination de l’artiste ?

Absolument. D’une manière encore plus universelle, il s’agit, au-delà du pouvoir d’imagination de l’artiste, du pouvoir d’imagination de tout être humain. Pirandello parle de rêve, d’imagination, d’un espace de liberté que nous inscrivons à notre manière par le mot qui « sous-titre » « nos » Géants de la montagne. Il s’agit du mot ukrainien mria, qui signifie un rêve tellement profond qu’il vous donne une force de vie et qualifie un véritable idéal de soi. Ce pouvoir d’imaginaire se rapporte à chaque être humain pour pouvoir être à l’écoute, sans cliché, de son intériorité, ce qui est propre aux personnages de la villa que rencontrent les comédiens en errance. Nous pouvons penser à la phrase de Nietzsche, qui parle du sérieux à retrouver adultes lorsque nous jouions enfants. La fin de la pièce parle de ce rêve du monde que nous avions enfants, un rêve à retrouver.

Les Géants de la montagne relève d’une réalité accrue, qui est le propre de la poésie. Et votre mise en scène participe d’un rêve éveillé. Mais ce monde n’est pas éthéré. Il y a dans cette pièce une gravité constante, croisée à un esprit de fantaisie…

La pièce de Luigi Pirandello est hors-normes, surtout face à beaucoup de choses qui se font théâtralement aujourd’hui, notamment avec ce désir de comprendre, ou faire comprendre, le monde dans lequel nous vivons. Il y a un esprit jungien chez Pirandello. Les différents mondes qui se rencontrent dans la pièce n’amènent vers aucun choix. L’auteur italien n’invite pas non plus à choisir son camp entre les comédiens et les habitants de la villa. Pas de résolution. Il ouvre un espace de pensée active pour le spectateur. En travaillant cette pièce avec les acteurs, je leur ai souvent fait la comparaison avec la peinture de Monet. À la fin de sa vie, le peintre français travaillait des à-plats de couleur, d’une manière presque métaphysique. D’où la cohérence de cette œuvre, au-delà des motifs. Mettre en scène Les Géants de la montagne, jouer cette pièce, c’est passer son temps à tirer des fils ! Je n’en suis qu’au quinzième de ce que cette pièce peut receler. Nous sommes loin des œuvres données, prémâchées. Il y a dedans de l’inconscient, du dédoublement de personnalité. Mais il y a en effet cette inquiétude, qui ne va pas sans une compréhension de la joie. Le troisième acte de cette pièce inachevée se conclut par les mots d’un comédien au moment de rencontrer les géants : « J’ai peur ».

Les Géants de la montagne comprend dans sa distribution des comédiens français et les Dakh Daughters, cinq artistes ukrainiennes, chanteuses-actrices-musiciennes, déjà présentes dans votre précédente mise en scène. Elles vivent réfugiées en France, à Vire-Normandie, ville dans laquelle vous dirigez le Centre Dramatique National Le Préau. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre ?

J’ai mis en scène les Dakh Daughters en 2015 dans Antigone d’après Sophocle, un an après notre rencontre à Kiev. Alors que nous étions en tournée et devions jouer ce spectacle à La Villette, la Covid a changé la donne. Nous nous sommes retrouvées à Vire pour répéter, coupées du monde. Nous avons réussi à faire sortir les cinq artistes des Dakh Daughters d’Ukraine avant le début de la guerre. C’est dans ce contexte étrange que nous avons commencé à travailler sur Les Géants de la montagne avec les Dakh Daughters, devenues le symbole de la solidarité ukrainienne en France. Je me suis imposée une véritable vigilance : ne pas faire de ce spectacle une illustration de la guerre en Ukraine. Et comme il y a deux groupes dans cette pièce dont des comédiens en errance, pas question de faire des Dakh Daughters des artistes sur la route — c’eût été, au niveau du sens, choisir une autoroute… Il fallait être subtil. Il y a bien des éléments qui font de cette pièce quelque chose d’incroyable : elle est écrite en 1937 au moment de la montée du fascisme. Quant aux géants, s’ils ne sont pas Poutine, ils incarnent quelque chose d’ambigu. Après tout, les habitants de la villa, un groupe marginal, vivent en dessous de chez eux. Toutefois, cette mise en scène est entrée en conjonction avec notre époque. J’ai trouvé une maison pour les Dakh Daughters à Vire. Et elles jouent des femmes réfugiées dans une maison… à cause de la violence du monde. J’ai supprimé leur personnage-leader pour que tout redevienne horizontal dans leurs rapports et leur quotidien. Cette inquiétude est en effet présente dans tous les endroits de la pièce.

Les Géants de la montagne proposent des personnages doubles, plus troublés que troubles. Pourtant, tout est fluide sur scène, émouvant, comme si l’inquiétude des personnages relevait d’une « joie informée » …

Les spectateurs font part d’une grande accessibilité de la pièce, qui est, en plus, en grande partie sous-titrée en ukrainien. De plus, nous avons incorporé des poèmes de Garcia Lorca ou Pessoa. Et les Dakh Daughters ont composé des chansons, dont certaines avec des poèmes d’auteurs ukrainiens contemporains. Nous avons veillé avec les comédiens à ce que chacun d’eux aient une trajectoire individuelle dans la villa. Qu’ils aient tous un trouble différent dans cette histoire face à ce qui leur advient. L’une d’elles dit d’ailleurs à la Comtesse : « Ne pensez-vous pas être l’ombre de celle que vous avez été ? » La Comtesse a un trajet particulier… comme les Dakh Daughters qui, en plus, « déplacent naturellement » les choses en tant qu’artistes femmes. Ce qui se passe sur le plateau, se passe dans la vie. Cette évolution des personnages passe par les costumes et la scénographie pour que nous puissions les voir lâcher les représentations qu’ils ont d’eux-mêmes.

Les Géants de la montagne, c’est une maison, un espace scénographique inoubliable conçu par Hervé Cherblanc…

La scénographie de ce spectacle est un personnage en soi. J’ai souhaité une action dans le même espace durant toute la pièce, une maison avec sa propre vie, qui puisse se refermer sur elle-même, comme si elle était une projection mentale. Cette villa n’appartient à personne ; d’autres personnes y habitaient, d’autres y vivront après. Des objets de leur propre vie ont été apportés par les Dakh Daughters sur le plateau. La nature organique de la scénographie vient de ces strates. Jusqu’à la toile peinte du final, réalisée par une promotion d’élèves du TNS au terme de leurs études. La maison a ses propres règles ; c’est une sorte de labyrinthe. Pour la faire vivre, alors que je travaille beaucoup à la table lors d’une création, j’ai fait une exception en demandant aux Dakh Daughters de faire des improvisations pour voir de quelle manière elles habitaient ce lieu. Hervé Cherblanc, le scénographe, était toujours à nos côtés ; il sait réaliser ses rêves en termes de construction. Les comédiens, eux, sont totalement troublés par cette maison, avec ses esprits, ses pantins, ses fantômes. Jusqu’à Cromo, une réminiscence de Pirandello !

Votre mise en scène n’est pas seulement la métaphore d’une situation actuelle, la guerre en Ukraine. Elle devient « la métaphore de tout », tant cette œuvre est une « pièce-monde » …

Comme Monet, qui peint la Cathédrale de Rouen aussi bien que des fleurs ! J’ai travaillé l’adaptation du texte avant les répétitions. J’ai lu au passage Maurice Blanchot, Fernando Pessoa, Dante et d’autres auteurs. J’ai étudié la relation entre Pirandello et son fils. Puis j’ai lu sur la notion d’hospitalité, suivi la guerre en Ukraine… La scène avec les chaussons est la seule chose que j’ai écrite et inclue dans la pièce. Elle provient d’un témoignage d’une des Dakh Daughters. La pièce m’a plongée, par sa richesse, dans un abîme de choix à faire tandis que je plongeais à mon tour dans ma bibliothèque, sans oublier les textes de poètes ukrainiens contemporains que les Dakh Daughters ont apporté !