Rocío Molina

Avec cette artiste andalouse, le flamenco connaît un avant et un après. En croisant cette danse à une connaissance des avant-gardes et de la danse contemporaine, en l’enrichissant de scénographies intenses et originales et d’un lien au costume et à la musique profondément singulier, Rocío Molina n’a cessé d’enchaîner des spectacles qui l’ont portée très rapidement à une reconnaissance internationale. D’un tryptique en cours, à la fois mesurée et intense, dont son second volet, Al Fondo Riela, au délirant et provoquant Caída del Cielo, présentés tous les deux à la Scène nationale du Sud-Aquitain, Rocío Molina porte le flamenco vers des contrées inédites et modifie l’image de la femme dans cette danse.   

(Réalisé par Marc Blanchet en juillet 2020)

Rocío Molina, vous pratiquez dans vos créations « une tenue des contraires » en créant de fortes polarités sur le plateau avec la musique, les costumes, la scénographie, à travers lesquelles votre danse apparaît. Cette forme de flamenco est inséparable d’une expérience du corps, tout comme elle est la condition d’écriture de vos chorégraphies. Éprouvez-vous pareille démarche, pareil risque ?

J’éprouve toujours le sentiment extrêmement fort de toujours faire le même spectacle, ou du moins de me retrouver à chaque fois à parler de la même chose, à travers mes scénographies ou toutes sortes de costumes. Ma nature est ainsi : être dans la lumière un jour et dans l'ombre le lendemain, passer de l’une à l’autre avec la même danse. Je ne peux pas exister sans ces deux polarités ; j'ai besoin de comprendre, d'accepter, d'en souffrir les deux faces, les deux parties. La trilogie sur laquelle je travaille actuellement me le dit tout haut, ce qu’elle révèle n’est pas toujours agréable à ressentir. Parfois, il est douloureux de voir que vous avez besoin de l'équilibre de l’un alors que vous sentez l’autre vous pousser du côté opposé en créant un déséquilibre curieusement stable… C'est un voyage d'écoute, d'apprentissage, également d'acceptation, ce qui est loin d’être évident.

Comme certains artistes face à un art dont la tradition est forte, il y a chez vous un débordement des frontières. Votre danse l’incarne, et vous le donnez à voir en convoquant des musiques qui viennent « agacer » le flamenco traditionnel, en déplaçant votre danse vers d’autres pratiques, la danse contemporaine notamment. Vous utilisez parfois le costume comme un obstacle, un volume complexe qui vous permet d’atteindre un autre corps. Comme si vos spectacles racontaient une suite d’histoires, souvent personnelles, qui n’est autre qu’une suite de métamorphoses…

La transformation m’appelle ; mon corps ainsi que mon art sont en constante évolution ; je dois donc transformer mon costume, parfois pour m’en débarrasser, souvent pour me débarrasser de moi-même. C’est une métamorphose continue, non seulement de la peau mais aussi du langage, de la technique, des codes, afin d’arriver toujours à la même conclusion : plus je m’éloigne, plus le sentiment que j’éprouve envers le flamenco est profond et puissant.  « On est toujours à l’origine. Le corps : métaphore permanente de la résurrection » disait en substance Pablo Neruda. D’où le sens du mot « retourner », qui vient du grec tropos, et dont dérive le mot topique (cette limite où il n’y a pas plus d’option que de retourner, revenir). Le retour est la conséquence d’une limite. La limite franchie, et déjà elle est de retour. On appelle souvent cela transgression, mais en réalité c’est un retour à notre condition naturelle d’êtres libres et inventifs. Je me trouve actuellement dans ce mouvement du retour, dans l’annulation du chemin vers la graine, et cela je ne peux le faire qu’après avoir marché et mis de la terre sur le chemin. Vous ne pouvez pas revenir en arrière sans avoir parcouru de longues distances auparavant, vous devez avoir traversé des mers, des rivières, il doit y avoir de la distance, deux rives pour réaliser aujourd’hui que ce que vous voyez vraiment de votre rive est le reflet de l’autre côté de vous-même. Cette expérience s’avère complexe ; elle crée un sentiment de mélancolie continue mais de la beauté en même temps, vous rendant plus d’amour que ce qui vous a fait naître.

Après la création d’Uno avec un guitariste soliste, vous présentez Al fondo riela (Lo Otro del Uno) qui met en dialogue deux guitaristes, et par là-même crée une autre forme d’altérité que vous augmentez par votre danse. Ce lien entre deux guitares, quels enjeux aviez-vous à l’esprit pour désirer vous y confronter ainsi ?

Le problème commun à tous les mammifères mortels, c’est l’ego. Il est très facile de théoriser et de mettre en scène la beauté, la soi-disante verdad (vérité) enduite de spots et de décors, l’honnêteté, la liberté, mais il n’est pas aisé de montrer son ego. Tout comme Uno est libre, léger, naturel, innocent et transparent, Al fondo riela (Lo Otro del Uno) est rationnel, sombre : c’est la vanité de ce qui est cru, pensé, vu seulement comme un reflet, c’est ainsi que je fais face à deux guitares complexes et opposées. Al fondo riela (Lo Otro del Uno) a une expérience de lui-même, il a donc besoin d’un autre pour corroborer son existence, il aime que quelqu’un d’autre le regarde… C’est un voyage à travers les enfers de la passion. Cette deuxième partie de la Trilogie est en lutte contre elle-même ; elle se poursuit pour s’autodétruire et renaître. L’autre déteste se noyer dans l’amour et s’aime noyé dans la haine. Il veut fuir, disparaître, mais il ne sait pas encore que la reddition est une forme délicieuse de disparition. Il faudra attendre Vuelta a Uno pour que la folie se guérisse d’elle-même.

Si vous ne vous définissez pas comme une « révolutionnaire » du flamenco, quels sont vos sentiments, votre pensée, sur cet art que vous faites évoluer, cette manière de penser le monde qui est le flamenco, à l’aune de nombreuses évolutions sociétales autour de nous, qui impliquent autant le regard sur cette danse, que notre regard sur le corps féminin, le genre ?

En raison de l’accélération des formes de production de notre société, chacun manque de temps ; l’être humain est abandonné, laissé dans un vide sans émotion. Mon art cesse de fonctionner lorsque les attentes, les connaissances et la théorie apparaissent, c’est pourquoi je choisis l’ignorance pour l’ignorance. Actuellement, je ne veux pas entrer dans l’aphorisme selon lequel la connaissance est le pouvoir, ou que le pouvoir est le succès. Je ne dis pas avec cela ne pas croire à la connaissance mais je préfère choisir la conscience, l’intuition et l’écoute du corps, il sait ce qu’il a à faire. Elle est là, ma révolution. Écouter le silence, avec moins de bruit, de gloutonnerie, apprendre en souffrant (comme dirait Maria Zambrano) avec la plus grande loyauté et honnêteté possible. Je crois profondément au flamenco en tant qu’art libre. Je me reconnais dans des femmes que le flamenco a lui-même offert, comme Carmen Amaya qui, sous une structure matriarcale, a voyagé dans le monde entier en dansant de manière sensuelle et puissante, en pantalon et en jupe, en martinete et en alegrías, avec orchestre ou avec guitare.