Simon Mauclair

C’est d’abord un parcours singulier : après des études à l’Université en Civilisations et Littérature Anglophones, Simon Mauclair entre à l’Académie – École Nationale Supérieure Professionnelle en 2013, sous la direction d’Anton Kouznetsov, où il étudie l’actorat et la mise en scène à travers une pédagogie théâtrale franco-russe pluridisciplinaire, en France et en Russie. Après son diplôme, il poursuit un travail de metteur en scène par l’adaptation de textes littéraires, dont en 2018 Le Rêve d’un homme ridicule de Dostoïevski. Il mène de nombreux stages d’interprétation dans des théâtres et structures en France. L’Ange Esméralda, forme courte, qui peut être présentée en prologue de L’Homme qui tombe, inscrivent une nouvelle étape au travail de cet artiste qui explore le plateau dans toute sa richesse polyphonique et sensorielle. 

(Lire également l'entretien avec Simon Mauclair : Les artistes et la création en temps de Covid)

L’homme qui tombe est un roman sur l’après 11 septembre, et plus largement un roman sur l’Amérique en parallèle de l’entrée dans le terrorisme d’un jeune musulman. Quels éléments vous semblent-ils essentiels dans cet ouvrage que vous adaptez ? 

Il est difficile de les nommer tant l’aspect roman-monde prévaut. La discontinuité de ce roman dit l’échec du langage inscrit au cœur de ce livre, sans doute l’œuvre la plus contemporaine de Don DeLillo. M’intéresse la méta-théâtralité que je peux en extraire : faire des aller-retours entre la scène et les coulisses, etc. Il s’agit en effet pour moi, par la mise en scène de récits et non de pièces, de travailler dans leurs coulisses d’auteurs de différentes périodes et pays. Ce que j’ai vécu comme lecteur, j’ai envie de l’augmenter et de le partager avec le plus grand nombre. Plus que de la vulgarisation, il s’agit de rendre compte de l’émotion énorme, ressentie jusqu’aux larmes, à la lecture de L’Homme qui tombe. J’ai lu ce livre voici dix ans. Ce fut d’abord l’incompréhension, le doute. J’avais l’impression d’abordé la face cachée de ce que Don DeLillo essaie de faire : raconter une histoire de la violence du monde contemporain. Le terrorisme en est une des modalités dans L’Homme qui tombe, la violence une autre dans la fable L’Ange Esméralda. J’avais envie de poursuivre mon travail sur la littérature américaine, sachant que travailler sur un tel projet s’effectue sur plusieurs années, et que je continue ainsi d’éprouver ce qui me porte thématiquement et poétiquement. Ce roman-somme a pour cadre historique la découverte la dangerosité du monde à partir du 11 septembre 2001, expérience initiatique vécue vers mes douze ans. Je vivais à la campagne, avec une télévision mise au placard par mes parents ; je n’avais aucune idée de ce monde globalisé. Curieusement, bien que cet événement se soit produit à des milliers de kilomètres de chez moi, dans un autre univers, il est devenu central à cette période : nous avons vécu pendant un mois à regarder les mêmes images en boucle, en se levant, en mangeant… 

Ce sentiment d’un changement dans le monde, d’une entrée dans le siècle, de l’Histoire en train de se faire, s’effectue à travers l’expérience d’un événement d’une grande violence…

Le 11 septembre 2001, tout s’est ouvert d’un coup. Je ne l’ai pas clairement compris de suite. J’ai d’abord perçu l’énormité de ce qui se passait. Comme l’écrit Don DeLillo : des individus changent à cause de situations qui se passent dans d’autres points du monde. Dix ans plus tard, je me trouve à l’université à devoir traduire les premières lignes de ce livre pour un devoir, et là un mouvement trouble opère : je retrouve les sensations d’alors. Et dix ans plus tard, je porte ce texte à la scène ! En regardant mes modalités de mises en scène et ce texte littéraire, je me dis : Don DeLillo est autant (il le dit lui-même) proche des mots qu’il écrit sur la page que du sens qu’ils produisent. Ma vigilance est pour la première fois le désir d’affirmer l’adaptation d’un roman-monde et dire combien la question de la littérature reste un sujet central dans nos vies. Don DeLillo le précise par ailleurs : auteurs et terroristes sont désormais en concurrence. Les premiers cherchent depuis la nuit des temps à modifier notre rapport au monde avec une œuvre littéraire, quand les autres veulent installer la fiction de la peur. Rendre compte de ce combat sur un plateau de théâtre m’intéresse au plus haut point. À aucun moment, je n’ai envie d’avoir ou d’imposer un point de vue. Par contre, je souhaite faire éprouver ce qui me touche dans une œuvre. Sur scène j’ai tendance à recréer ces conditions d’émotion, par la musique, le visuel, ou l’absence de représentation. J’aime rendre compte de l’architecture du roman.

Vous explorez sur le plateau des nombreuses possibilités de la mise en scène d’aujourd’hui : musique en live, vidéo, sonorisation, frontalité du jeu. Le théâtre que vous signez est-il sensoriel ? 

Très concrètement, quand je sens que ça n’a pas à voir avec la question de la représentation, je dis au scénographe, au créateur lumière : On coupe, et maintenant le comédien ou le musicien, exprimez-vous ! En écartant un sens, c’est comme si j’essayais d’augmenter la présence d’autres sens pour atteindre l’intériorité, qui peut être auditive, visuelle, etc. Ce qui est intéressant avec ce roman de l’après 11 septembre, écrit et publié cinq ans après, c’est sa digestion de l’événement. Il y a en lui une sorte d’apaisement de la notion de terrorisme, si spectaculaire à l’origine. Cette distance était nécessaire ; il faut un temps de maturation pour l’écrivain. Il me faut ces outils d’aujourd’hui pour aborder pareil texte. Don DeLillo est un moteur d’images. Il l’indique dans un de ses romans : Le 21e siècle est filmé. Et nous interroge : Pouvons-nous faire autre chose que de nous filmer tout le temps ? Nos sociétés contemporaines le montrent, le confinement l’a encore plus montré : Que ne vit-on pas à travers un écran ? Le rapport à la vidéo ou à d’autres autres matériaux, c’est un artisanat qui existe. Je ne cache pas que j’aimerais mettre tous les techniciens sur le plateau, moi y compris. Les entrées et sorties des comédiens, je n’en peux plus ! Pour moi les coulisses doivent être sur le plateau. 

L’Homme qui tombe pose également les rapports entre le monde européen et l’Amérique. Un des personnages, un Allemand, permet d’ailleurs d’avoir cette distance… 

Certains lecteurs ont souvent l’impression que Don DeLillo se met dans ce type de personnages et qu’il éclate tellement la narration qu’il y a une omniprésence de lui-même. Le personnage de Martin dans ce livre me plaît parce que je peux m’y identifier comme metteur en scène européen. Je me sens particulièrement proche de lui quand il questionne les autres ce qui s’est passé en Amérique depuis le 11 Septembre. Beaucoup de gens adorent détester l’Amérique. J’éprouve plutôt, en y étant souvent allé, le contraire. Sommes-nous capables de vivre sans cette culture ? 

De fait, vous interrogez dans votre spectacle la figure du Mal aujourd’hui…

Je fais des spectacles pour tenter de répondre à cette question-là. L’autre jour j’ai entendu quelqu’un qui disait avec une vraie radicalité que le terrorisme était peut-être le seul contre-pouvoir depuis la seconde guerre mondiale. Cela m’a beaucoup questionné. C’est intéressant de voir où le Mal s’installe. Le théâtre est un terrain ouvert pour dialoguer avec le Mal. Le personnage du jeune Ahmad dans L’Homme qui tombe n’en est pas le grand architecte. C’est un individu empreint de doutes et de fragilité. Il ne s’agit pas d’être frontal en se mettant dans le camp du bien, mais d’aller dans une zone grise de l’être humain, dans une zone de doute, d’ennui. 

Aux côtés de votre mise en scène L’Homme qui tombe, vous proposez une forme brève, L’Ange Esméralda, toujours d’après un texte, ici une nouvelle, de Don DeLillo… 

Trois interprètes de L’Homme qui tombe jouent dans L’Ange Esméralda. C’est une sorte de prologue, un point d’entrée idéal pour les plus jeunes. S’ils apprécient, ils peuvent aller plus loin, dans l’exigence, la durée avec l’autre pièce. Cette nouvelle, c’est la capacité géniale qu’a eue Don DeLillo de rassembler son œuvre en vingt pages ! Nous revenons aux origines de cet auteur, né et vivant au Bronx (et qui aurait les moyens de vivre ailleurs). L’amour, la compassion qu’il réserve à cette population sont impressionnantes. C’est un immigré qui parle de l’Amérique. Il y a à nouveau dans ce texte la question de la croyance avec les deux religieuses (deux femmes chargées des œuvres sociales), et ce rapport à la foule, si présent chez cet auteur. Don DeLillo défend le fait que dès que les gens se rassemblent il y a danger ! Il sait que quelque chose peut alors changer. Nous avons pu le vérifier ces derniers mois en France et ailleurs. La population du Bronx vit le pire mais ne peut pas accepter la violence faite à Esméralda. S’unir à ce moment-là, c’est le seul réconfort que ces gens puissent connaître.